Atelier de Lectures Oecuménique du 16 janvier 2025

Présenté par Cladie Ruet
Delphine Horvilleur est née en 1974 à Nancy et elle est rabbin de l’association judaïsme en mouvement. Elle a écrit de nombreux livres.
Ce petit livre contient dix chapitres, dix « conversations ». Il est dédié à ses trois enfants et « à tous les autres, ces ”Mensch” en devenir qui à Paris, Tel-Aviv, Gaza ou ailleurs… se relèveront de la haine et sauront être des bougies dans le noir. »
Les différentes conversations sont autant de conversations avec elle-même, ses racines et bien sûr une conversation avec le lecteur. Elles sont écrites à la première personne, les phrases sont généralement courtes et assez proches du style oral. Ce ne sont pas des discours, des sermons, rarement des analyses mais plutôt le partage de l’expérience concrète et presque viscérale d’être juive depuis le 7 octobre.
I – Conversation avec ma douleur
Ce premier chapitre commence par deux mots en yiddish1 : « Oy a brokh’ » cette expression et ses variantes, par lesquelles débutaient souvent les conversations dans l’enfance de D H, peuvent signifier « quelle malédiction ».
Elles « mêlaient toujours, et de façon paradoxale, le désespoir et l’humour, la conscience du drame et une certaine façon de s’en moquer. Elles constituaient ce qu’on appelle en yiddish du krekh’ts, un mot difficile à prononcer. (…) Il désigne la capacité très juive de savoir se plaindre avec humour. La puissance d’un sanglot qui pouffe de rire.
Mon oreille d’enfant en reconnaissait parfaitement la mélodie. (…) Elle disait dans cette langue mystérieuse que nous étions à tout jamais reliés à notre histoire. Ces quelques syllabes charriaient de vieilles légendes, transmises presque religieusement, de génération en génération : la conscience du malheur et le devoir d’y survivre, le souvenir de tragédies et le refus de se laisser raconter par elles. « Ecoute mon enfant, disaient-elles, voilà ce qui nous est arrivé, mais nous ne sommes pas « que » ce qui nous est arrivé… seulement ce qu’on en fera. »
Cette expression yiddish 1« oy a brokh’ » lui donnait, écrit-elle « une conscience d’appartenance non pas à un judaïsme dont je me fichais pas mal, à une tribu ou un groupe religieux, mais à une sorte de confrérie humaine : une fraternité de la poisse, une confédération internationale de pas-de-bol, dans laquelle quoiqu’il arrive je pourrais toujours m’engager. ( …) Enfant j’aimais l’idée de tout ce que le yiddish portait de notre grandeur passée, un héritage de loser qui nous offrait un certain pedigree, une capacité à rire dans cette langue de tout ce qui nous était arrivé. »
Elle poursuit : « En grandissant bien sûr j’ai appris à parler d’autres langues. Plus solides, plus conquérantes et j’ai laissé mon yiddish s’endormir.
Je me suis sentie suffisamment en sécurité et je me suis convaincue qu’à nous, évidemment, cela n’arriverait pas. J’ai imaginé que pour ma génération, à l’abri des menaces, cette langue serait moins pertinente. Les trompettes du « oy a brokh’ » resteraient silencieuses ou presque. Et si ça se trouve, mes enfants ne les entendraient plus du tout résonner. Bref je me suis raconté des histoires. »
Et elle raconte justement une histoire, une histoire yiddish bien sûr :
« L’histoire de deux juifs qui ont traversé ensemble bien des épreuves et des tragédies. Et puis la vie les a séparés. Ils se sont perdus de vue pendant des dizaines d’années. Jusqu’à ce que miraculeusement ils se retrouvent un jour totalement par hasard. Le premier dit à l’autre :
– Je suis tellement heureux de te revoir, Moishé. Mais dis-moi, que deviens tu ? Comment ça va ?
Sans trop y réfléchir, Moishé répond : bien !
– Mais sérieusement, Moishé, dis-m ’en davantage : Comment ça va ? en deux mots…
– En deux mots ?… Pas bien ! »
Bien… Pas bien. Cette histoire, évidemment, c’est la mienne. Depuis le 7 octobre 2023, je suis Moishé, moi et beaucoup d’autres. (…)
On me demande : – Comment ça va ?
Je sais bien que mon interlocuteur, par cette question banale, ne me veut rien de mal, et parfois même, juste du bien. Il m’interroge avec bienveillance ou naïveté, et il cherche à établir un lien, sans percevoir l’acuité de ma douleur.
« Bien », je lui rétorque et au suivant je dis « Pas bien ! »
II – Conversation avec mes grands-parents
Elle sait que cette conversation n’aurait jamais pu avoir lieu dans la réalité : « Mon grand-père juif français sauvé par les non-juifs et ma grand-mère juive apatride pas du tout sauvée par des non juifs … ne se seraient jamais parlé ainsi. » Son grand-père paternel était agrégé de lettres, amoureux de la grammaire, du style et de la littérature française. Sa grand-mère maternelle, originaire des Carpates n’a jamais parlé le français correctement. L’un lui demandait de ne pas parler yiddish, l’autre ne savait que parler yiddish.
De sa grand-mère, elle ne connaît pas le passé : « je devinais qu’une catastrophe l’avait rendue muette… comme je savais parfaitement que toute question sur cette catastrophe m’était interdite. » Elle la fait dialoguer avec son grand-père, deux expériences différentes d’être juif. Delphine H est elle-même divisée entre les deux : d’un côté l’assimilation au risque d’oublier ses racines, de l’autre l’attachement aux racines parce que rien d’autre n’est sûr.
« Quand grand-père parlait de la France, glorieuse et résistante, il en offrait un récit de gratitude éternelle. Il devenait alors le parfait juif français, celui qu’on appelait jusque récemment un israélite. L’israélite est un patriote dont le judaïsme est affaire de discrétion absolue, et de pratique exclusivement domestique. Mon grand-père fut ce marrane de la République, un juif parfaitement assimilé, comme on en fait plus. Dommage diront certains. Personnellement, je n’en suis pas si sûre. La pratique juive des israélites, si discrète, presque invisible, cachait sans doute une peur profonde, la crainte de n’être jamais l’épouse légitime d’un pays adoré, de rester pour toujours sa maitresse clandestine, celle qu’on renie forcément un jour pour mettre à l’abri son foyer. La dette à la patrie abritait un peu de ce doute existentiel. Cette gratitude extrême était le vêtement flamboyant qui drape avec beaucoup d’élégance des angoisses et des douleurs bien juives : la peur de ne pas être aimé autant qu’on aime. ”
III – Conversation avec la paranoïa juive
La conversation fictive entre les grands-parents trouve un écho dans la réalité :
« Depuis le 7 octobre 2023, autour de moi, le monde se remplit de gens qui mènent, à peu près, la même conversation que la mienne, avec leurs parents vivants ou leurs grands-parents morts. Se multiplient des dialogues, conscients ou refoulés, avec les générations passées. Ça surgit dans les têtes et dans les rêves, dans les synagogues ou même sur des divans de psychanalystes. Ça parasite des pensées en pleine journée ou ça hante des cauchemars, nuit après nuit. Et moi je, je passe un temps fou à écouter des récits qui font écho les uns aux autres, des résidus de traumatismes hérités.
-“Madame le rabbin, j’ai besoin de vous parler” , me disent-ils…
– “Mon père/mon grand-père (au choix) me disait toujours : “ça reviendra et ne t’imagine pas que t’es à l’abri de la catastrophe…” Moi bien sûr, je n’y ai jamais cru. Vous pensez qu’en fait il avaitraison ? »
Ou alors :
– “Ma mère/ma grand-mère (au choix) me disait toujours : “Ne t’inquiète pas, le monde a compris maintenant. Tu peux être tranquille.” Vous croyez qu’elle avait tort ? Vous pensez qu’elle m’a menti ? ”
On lui confie aussi d’autres dialogues, bien actuels :
“Là, la police toque à la porte de mon appartement et elle me dit : “Et si vous enleviez tout de suitel la Mezouza qui est accrochée là ? Et euh… sinon, y a pas moyen de changer votre nom sur la boîte aux lettres ? Ça ne prendrait pas plus de dix minutes et ça rassurerait beaucoup vos voisins.”
J’écoute et je tais évidemment mes propres conversations, celles que j’ai avec mes enfants bienvivants ou avec mes grands-parents tout à fait morts. Je ne raconte surtout pas la visite de la police chez moi, ni leur suggestion d’utiliser dorénavant des pseudos pour réserver un taxi ou une table au restaurant. »
Elle rapporte ses propres angoisses, “Je ne leur dis pas à quel point je suis devenue paranoïaque, ni de quelle manière j’ai fini par voir des “juifs” partout. Pas des gens “juifs”, mais le mot “juif”. Depuis le 7 octobre, s’est renforcé chez moi un étrange phénomène hallucinatoire, à la fois visuel et auditif.
(…) C’est grotesque, je sais. Pourtant je ne suis pas la seule à souffrir de cette pathologie hallucinatoire. Des amis m’en parlent, eux aussi. Et je sais que bien des générations passées ont manifesté les mêmes symptômes : des auteurs, des intellectuels, des poètes. Albert Cohen, par exemple, le raconte dans son livre autobiographique O vous, frères humains. Il témoigne de ce jour anniversaire de ses 10 ans, où un camelot sur un marché l’a traité de “sale youpin” et il reconnaît ce fut que l’impact de cette insulte sur sa vie : “ depuis ce jour du camelot je n’ai pas pu prendre un journal sans immédiatement repérer le mot qui dit ce que je suis, immédiatement, du premier coup d’œil. Et je repère même le mot qui ressemble au terriblement mot douloureux et beau, je repère immédiatement suif et juif et en anglais je repère immédiatement few, dew, jewel. Assez. »
Assez, écrit Cohen qui sait bien que ce ne sera jamais assez. Ni pour lui, ni pour les autres. Cette hallucination paranoïaque fera encore et encore retour dans nos vies. Elle reviendra tout simplement parce que ce qui la déclenche ne disparaîtra jamais. (…)
Celui qui n’est pas héritier de cette peur ne peut comprendre ce qu’elle convoque, ni ce qu’elle provoque. ”
Elle est aussi témoin de cette incompréhension au sein de couples mixtes, y compris chez des gens qui dit-elle “se sentaient si peu juifs”.
Elle conclut : “Voilà. Le constat est sans appel. La peur s’est réveillée en même temps que tous nos fantômes. (…) Ça nous oblige à revisiter tous les récits qui nous ont construits, à déconstruire des légendes familiales, des narratifs à l’ombre desquels on s’est si longtemps abrité. »
Et donc elle relit l’histoire de sa famille, elle confie : “J’ai toujours su que je grandissais à l’ombre de deux histoires que tout oppose, à cheval sur deux récits inconciliables. Sur la faille, entre ces deux mondes, j’ai tenté de trouver ma place, et j’ai cherché des atouts pour ne trahir ni les uns ni les autres.
Je comprends aujourd’hui que pendant toutes ces années, j’ai fait tout ce qui était en mon pouvoir pour faire résonner plus fort la première voix, celle de la confiance, pour qu’elle l’emporte sur la seconde, celle du désespoir.
J’ai construit des ponts et à mon tour, ouvert des écluses. J’ai écrit des livres, et tenu des paroles d’ouverture, et j’ai fait de mon monde, y compris de mon judaïsme, le lieu de toutes les rencontres, le terreau de tous les dialogues avec l’autre.
Mais… Mais… Voilà que depuis quelques semaines, Mémé a repris de la vigueur. »
Et Mémé se met à chanter, non pas une berceuse yiddish, mais un refrain de Claude François “Donna donna donna donna…” puis elle passe au yiddish avec la complainte d’un petit veau ligoté au fond d’une carriole qui le conduit à “Pitchipoï, le terminus de toutes les carrioles”.
Et dans son dialogue imaginaire, Delphine H interroge sa grand-mère : “Pourquoi les paysans n’arrêtent jamais la carriole ? Tu crois qu’il n’y a jamais personne dans l’histoire pour sauver les petits veaux ? » et la grand-mère de répondre : “il y a quelqu’un qui peut sauver le petit veau, c’est donna donna donna.”
et elle explique :
– On ne sait pas s’il existe. On ne sait même pas s’il entend nos prières. SI ça se trouve il ne répond pas parce qu’il ne parle pas le yiddish, ce shmok ! (…)
– De DIeu ? Tu parles de DIeu, Mémé ?
– Mais non. Ça, c’est les goys qui l’appellent comme ça, ceux qui croient en lui… Nous les yids, les jyifs, on lui donne toujours un autre nom. Parfois on l’appelle ADONAI, mais comme on est un peu intime avec lui et que ça fait très longtemps qu’on lui parle et qu’il s’en fout, alors on lui donne des petits noms mignons. “
Et la grand-mère chantonne “Adonai adonai… ” et explique : “la chanson en yiddish (…) elle dit que personne ne viendra sauver le petit veau. (….) C’est sûr, Dieu pourrait le sauver. (…) Mais si Dieu intervenait dans l’histoire, ça se saurait, non ?”
Mémé a continué à chantonner en yiddish et moi je me suis concentrée très fort pour ne pas pleurer. (…) Tout faire pour que ne lâchent pas les digues du monde, celles qui empêchent le chagrin de nous engloutir. »
IV – Conversation avec Claude François
Ce chapitre est court, petite pause avant le chapitre suivant plus difficile.
Avant Claude François, c’est son grand-père que DH convoque : il explique doctement une particularité de la grammaire hébraïque : le « crochet renversant ». C’est une lettre, VAV, qui placée avant un verbe en inverse la temporalité : le futur devient un passé et vice-versa. Et c’est la grand- mère qui en décrypte la portée : « la grammaire de l’hébreu, elle dit qu’il y a un lien entre ce qu’on a vécu dans le passé et ce qui se passe aujourd’hui. » et de revenir à Claude François : « c’est là qu’il dit en sautillant : « et ça s’en va et ça revient, c’est fait de tout petits riens »… Ah ah ah, tu vois bien qu’il parle de l’antisémitisme. Tu crois qu’il s’en va, mais toujours il revient ».
V – Conversation avec les antiracistes.
… Mais Il est encore beaucoup question d’antisémitisme. Selon Delphine H, la haine antisémite « n’est pas faite comme les autres. La preuve si vous êtes raciste, si vous haïssez par exemple les Noirs, les Chinois, les roux ou les haltérophiles, c’est immonde et pitoyable. Mais cette haine-là ne vous donnera à priori aucune explication du monde. Elle ne vous permettra pas de comprendre ses crises, son empoisonnement ou sa déliquescence. Elle ne résoudra aucun de vos doutes existentiels. Alors que l’antisémitisme a des arguments publicitaires beaucoup plus puissants et c’est pour cela qu’il se vend bien : « approchez messieurs-dames (…) En haïssant les juifs, vous détiendrez une solution à tous les malheurs de la planète, ainsi qu’un détachant hyper-efficace pour se débarrasser de toute responsabilité personnelle, et pour en charger un autre. Grâce à cette haine gratuite ou presque, vous gagnerez instantanément un savoir en économie mondiale, en géopolitique et même parfois une expertise virologique très fiable. Vous comprendrez pourquoi le marché s’effondre, la banque Rothschild tire les ficelles des lobbies mondiaux, les médias confisquent la vérité et le COVID se propage. Surtout vous saurez à qui profite le crime. »
Elle cite à nouveau le camelot qui a insulté Albert Cohen (2) le jour de ses 10 ans en lui disant : « sale youpin… ça roule sur l’or et ça fume de gros cigares pendant que nous on se met la ceinture, pas vrai messieurs dames ? tu peux filer on t’a assez vu, tu n’es pas chez toi ici, c’est pas ton pays ici (…)
Allez, file, débarrasse voir un peu le plancher, va voir un peu à Jérusalem si j’y suis »
Elle remarque au passage qu’au temps de Cohen, on disait aux juifs d’aller à Jérusalem et que maintenant on leur dit plutôt d’en partir.
Elle distingue aussi une évolution récente : racisme et antisémitisme étaient souvent liés, et combattus ensemble.
« Aujourd’hui paradoxalement c’est souvent au nom de son antiracisme qu’il (le camelot antisémite) harangue le chaland. Sur son stand il y a de la défense de la veuve et de l’orphelin en pagaille, du souci du pauvre et défavorisé et c’est cette haute conscience du destin des malheureux qui l’autorise à haïr en toute légalité et dignité, à cracher au visage d’un enfant juif (…) « Mais ça n’a rien à voir, crient les bonnes âmes. C’est juste antisioniste, on n’en veut pas aux enfants juifs mais juste aux enfants israéliens » Ah, ça va, alors, ceux-là sont forcément coupables… »
Elle insiste : « Le racisme et l’antisémitisme doivent et devront toujours être combattus avec la même vigueur. Tolérer l’un au nom de l’autre est une infamie. »
Mais elle pense cependant qu’il s’agit de deux structures mentales différentes :
« Prenez le raciste, par exemple il dit généralement : « Je ne suis plus ou mieux que toi. Car tu n’as ni la bonne nationalité ni la bonne culture. Ta civilisation n’est pas à la hauteur de la mienne. »
L’antisémite exprime lui quelque chose d’un peu différent. Sous la forme d’une question il demande au juif : « Pourquoi es-tu là où j’aurais dû être ? Pourquoi as-tu ce que j’aurais dû avoir ? Accès au pouvoir, à l’argent, à la terre, à la chance… (…) Là où le raciste souffre d’un complexe de supériorité lui se vit au contraire comme un amoindri, un amputé. «
Quittant les définitions un peu générales, elle revient à la situation post 7 octobre : « je me souviens d’un temps (…) où pour beaucoup d’entre nous il était clair que la lutte contre le racisme et l’antisémitisme ne faisait qu’un. (…) Mais je me sens étrangement beaucoup plus seule aujourd’hui.
Il y a tant de gens autour de nous qui sont persuadés que la mobilisation aux côtés des uns revient à manquer d’empathie pour les autres. »
C’est ce qu’elle a douloureusement expérimenté dans les manifestations contre l’antisémitisme auxquelles certains de ses « amis » se sont abstenu de venir, avec de « bonnes raisons » que ne comprend pas DH. Elle poursuit : « Aujourd’hui la haine contre les juifs s’alimente, de façon paradoxale, de l’antiracisme affiché. On fait un raccourci génial : soyons du côté des faibles, des victimes et des vulnérables. Le problème est que dans le catalogue des faibles, il y a beaucoup de monde… mais les juifs n’apparaissent nulle part. (…)
C’est comme si, même blessés ou morts, ils restaient riches et puissants. »
V I – Conversation avec Rose
Ce chapitre est d’une autre tonalité, il nous fait rencontrer DH dans son activité de rabbin, au chevet d’une mourante ou aux obsèques d’un ami.
Rose va bientôt mourir… Atteinte d’une maladie qui la laisse complétement paralysée, elle ne communique qu’avec un doigt qui tape sur un écran un message qui est ensuite prononcé par une voix synthétique, « une voix de GPS » pour DH. « Au départ, les rôles étaient clairs, chacune savait parfaitement jouer sa partition. Je demandais de ses nouvelles, je l’interrogeais sur le déroulement de sa semaine. Je m’inquiétais de son corps et de ses pensées. Bref, j’étais le rabbin et elle, la malade. Je faisais ce que j’ai souvent eu à faire : accompagner des mourants en tentant de placer la juste distance, celle que procure ma fonction. Elle dit à celui qui y fait appel : à travers moi, s’exprime une tradition bien plus grande que moi. Cette sagesse me précède et me survivra, et si elle vous parle en cet instant à travers mon corps, c’est qu’elle me traverse, comme elle vous a traversé. » Ainsi se noue et se poursuit le dialogue entre Rose et DH.
Et puis est arrivé le 7 octobre… DH précise : « Nous est arrivé » le 7 octobre. « La mort nous a percutées violemment, mais pas telle que nous l’attendions. L’histoire juive nous a rendu visite autrement, avec ses deuils et ses fantômes, et le sentiment de se prendre de plein fouet la réverbération du passé. Soudain il n’était plus question de la mort de Rose mais de celle d’un monde. Notre conversation a brusquement basculé. »
DH évoque alors l’accompagnement d’un autre mourant, Marc, un ami. Malgré sa douleur et sa grande proximité avec la famille de cet homme jeune, DH tient bon. « J’ai dû anesthésier un peu ma souffrance pour remplir ma fonction. » Mais à la fin des obsèques, un inconnu s’approche d’elle et lui murmure : « J’imagine que ça n’a pas dû être facile pour vous ! » Elle reçoit la phrase de cet inconnu en plein cœur : « En une phrase, on venait d’arracher mon costume, de soulever l’armure mentale qui me protégeait. »
Et elle revient au 7 octobre : « Après le 7 octobre, dans nos conversations hebdomadaires et dans tous les emails échangés avec Rose, s’est produit, sans que je m’y attende, un phénomène similaire. Rose m’a démasquée. »
La relation devient symétrique et le rabbin et la mourante sont alors selon les mots de DH « Humain vulnérable face à un humain vulnérable. « Femme que la mort visite » en conversation avec une « femme que la mort visite. »
Alors elle évoque le psaume 23, que dans la tradition juive on chante pour ceux qui souffrent. « On prête à ses mots un pouvoir presque magique. Ils disent : « Dussé-je traverser la vallée de la mort, je n’aurais pas peur, parce que tu serais avec moi. »
Et elle explique : « Selon la tradition, le « tu » de ce verset, qui marche à nos côtés dans les vallées du désespoir, n’est autre que le divin qu’on imagine nous accompagner dans la nuit terrifiée de notre solitude. Ces dernières semaines, en accompagnant Rose, il m’a semblé que nous murmurions continuellement ces mots l’une pour l’autre. Car dans la vallée de la mort qui nous entourait, aucune de nous n’était indemne et aucune de nous n’était seule. (…) Il me semble aujourd’hui que Rose et le 7 octobre ont fait de moi une autre femme peut-être ; un autre rabbin sûrement. »
VII – Conversation avec mes enfants.
On poursuit donc dans le registre de l’intime… avant de retrouver celui de la dénonciation de l’antisémitisme.
Quand arrive le 7 octobre, d’abord elle ne dit rien à ses enfants : « Je les ai laissés sur leurs écrans, en espérant que l’algorithme tiendrait à distance les images de la violence du monde. C’était idiot de ma part.
Parce que très vite, ils ont tout vu de ce que j’aurai voulu qu’ils ne voient pas. Et des questions sont arrivées. Mes enfants, chacun à sa manière, avec les mots de son âge, m’ont demandé de leur expliquer la même chose : Dis maman, pourquoi ça recommence ? Et pourquoi c’est à nous, les juifs, qu’on jette la première pierre ? »
Elle imagine alors pouvoir leur répondre par une série télé, qui s’appellerait « il était une fois… l’antisémitisme ». Elle nommerait le héros Schloumiel qui désigne en yiddish le malchanceux, le maladroit…. Schloumiel parcourt donc les siècles, accusé de tout et son contraire : il est trop riche, trop pauvre, haïssable quand il est errant et encore plus quand il revendique une terre… il a diffusé la peste et pourquoi pas le covid… « Hier il était la femme manipulatrice. Aujourd’hui il est l’homme dominateur. » DH raille les militantes féministes : « Voilà comment il devient vraiment compliqué pour les militantes féministes, les pauvres, de dénoncer les massacres du 7 octobre. Peut-être que les femmes violées, assassinées ou brûlée vives étaient un peu trop masculines pour être défendues. Peut-être que le féminin est aujourd’hui symboliquement du côté palestinien, même quand les terroristes se livrent à des crimes sexuels. » Elle poursuit son ironie acide – ou amère – envers les féministes.
Elle répond à une pseudo objection : « Mais qu’en est-il de la colonisation ? Du drame des Palestiniens ? N’est-il pas temps de reconnaître leur souffrance ? » me hurle-t-on, comme si je n’étais pas d’accord avec cela. Mais quel rapport ? La douleur et l’injustice dont ils sont victimes et qui exigent réparation font-elles de tous les Israéliens, sans distinction, et par extension de tous les juifs, des puissants ? Font-elles des assassins d’enfants, et des violeurs de femmes du Hamas, l’incarnation du sexe dit « faible » ?
J’ai beau depuis des années, appeler avec force à la reconnaissance des droits des Palestiniens et à une solution à deux Etats, rien n’y fera. Car au bout du compte, c’est précisément cette force qui me sera reprochée. Le signe de la puissance juive ! Encore elle.
Accuser les juifs d’être puissants est une constante de l’Histoire. Elle n’a pas attendu l’existence de l’Etat d’Israël, ni la conquête de territoires après 1967 pour être fantasmée. Nous sommes toujours perçus comme ceux qui ont ce que d’autres ne parviennent pas à avoir. »
Le chapitre se termine par une anecdote émouvante : son fils lui envoie une petite vidéo filmée par un copain au stade : DH y voit son fils faire une passe très habile, applaudi par ses amis… Mais ce qu’elle voir surtout, c’est : « au bout d’une chaine dorée, son étoile de David sortie du T-shirt dansait dans les airs à la vitesse de ses déplacements sur le terrain. »
Au retour du garçon, un dialogue s’engage entre la mère et le fils : « Tu sais ce que tu aurais de mieux à faire ? Retirer de ton cou ton étoile de David ; j’aimerai bien que tu l’enlèves, quelques jours ou quelques semaines seulement, juste le temps que les choses s’apaisent un peu ? Tu veux bien, dis ? » Mon fils m’a regardée droit dans les yeux, Il s’est approché de moi doucement et il m’a prise dans ses bras. Ensuite il a murmuré à mon oreille : « Pas question maman, je la garde. » Mon enfant m’a donné une leçon (…) Et je me suis sentie terrorisée, angoissée, bouleversée, mais incroyablement fière. »
VIII – Conversation avec ceux qui me font du bien.
Elle pense à ceux et celles qui lui font du bien, et avoue : « J’ai fini par comprendre combien j’avais besoin de m’entourer de gens qui se savent hantés. Des êtres qui accueillent les fantômes de leur histoire et les font parler dans ce qu’ils disent, écrivent, composent, chantent ou construisent. J’ai besoin de m’entourer de ceux qui savent ce qu’ils doivent à leurs revenants, et qui ne font pas comme si le passé était passé. »
Parmi ces interlocuteurs amicaux qui la « sauve de la noyade » elle site en premier Wajdi Mouawad.
« Lui est hanté par la guerre au Liban. Ses fantômes se sont installés dans sa vie pendant son enfance, au moment où sa famille comprenait qu’elle ne serait jamais installée nulle part. (…) Peu de gens parlent aussi bien des fantômes que lui. Ils rodent dans tout ce qu’il écrit et met en scène. (…) d’ailleurs ils le suivent partout, même quand il est loin du théâtre. (…)
Elle le rencontre dans un café, après le 7 octobre :
« Et c’est là qu’il m’a dit que parmi toutes les haines, il savait bien qu’il y en avait une très particulière, une sorte de haine fondamentale, une détestation des juifs qui est, de son point de vue, la mère de toutes les autres. Il m’a dit que ses parents avaient planté en lui beaucoup d’amour, de tendresse et d’affection, mais qu’ils avaient aussi semé sur sa terre intérieure les graines de la plante empoisonnée. Il m’a dit qu’il savait que cette végétation poussait en lui, prête à grandir et même à donner des fruits terrifiants. Mais il a ajouté qu’il avait décidé d’assécher le terrain : ne plus arroser, ni placer d’engrais sur ce marécage. (…) Ce qu’il disait était si puissant et courageux qu’il m’a semblé que tous les fantômes assis à table avec nous, les siens et les miens, et même ceux qui passaient par là par hasard, ont fait silence. »
Elle cite une autre rencontre, organisée par une journaliste, avec Kamel Daoud.(3) Elle se remémore tous les fantômes présents : « il y avait les siens venus d’Algérie, les miens venus d’Europe de l’Est, et ceux du Proche-Orient qui se débrouillent toujours pour prendre plus de place que les autres. Je me suis demandé dans quelles langues ils allaient tous pouvoir se parler, et si eux aussi céderaient à la compétition victimaire. « J’ai plus souffert que toi… » « Non, c’est moi… »
Kamel a pris la parole et les a tous fait taire, avec une éloquence à nulle autre pareille. Les douleurs de l’Algérie ensanglantée, les 200 000 morts de la décennie noire étaient bien là. Ils nous rappelaient qu’on parle finalement très peu d’eux. »
Il a aussi cité Mahmoud Darwich, poète palestinien, qui disait aux juifs : « Savez-vous pourquoi nous sommes célèbres nous autre palestinien ? Parce vous êtes nos ennemis (…) Si nous étions en guerre contre le Pakistan, personne n’aurait entendu parler de nous. »
Kamel Daoud a ensuite évoqué « Le rhinocéros », la pièce de Ionesco : « La rhinocérite aujourd’hui, c’est l’antisémitisme ambiant. »
Les rhinocéros renvoient DH au livre de la Genèse : au 6e jour, apparaissent les hommes et les animaux (les rhinocéros) et on peut se demander ce qui les différencie : la différence, c’est que l’homme seul est capable de nommer le monde. « Or donner des noms aux choses, écrit DH, c’est prendre en partie la responsabilité de ce qu’elles deviennent. Sans ce travail du langage, on est toujours un rhinocéros. Quand les mots n’ont plus de sens, le monde nous défigure. »
DH reprend sa réflexion pour tenter de comprendre « ce qui a rendu le juif détestable ou maudit, pour tant de penseurs chrétiens ou musulmans ». Pour elle, cette haine s’enracine dans le rapport à l’origine. « Comme il est complexe d’accepter qu’il y ait eu quelque chose avant soi ! » dit -elle. Les chrétiens ont affirmé pendant des siècles qu’ils étaient le « verus Israël » l’enfant chéri, fidèle au message originel, celui par qui passerait l’alliance dont les clauses avaient été renégociées dans un Nouveau Testament. (…) le juif premier-né, déicide et perfide, avait trahi la promesse ancestrale. …il faudra attendre Vatican II pour que s’écrive une autre histoire. » Quant aux musulmans, il leur fallut penser l’influence du judaïsme sur leur prophète…
« S’il y eut quelqu’un avant moi, que dois-je alors à celui qui m’a précédé et sans doute influencé ? Pourvu que je ne lui doive rien du tout… sinon je serai en dette. Et y a-t-il plus exaspérant que de se savoir endetté ? A oui, il y a le fait de ne pas être à l’origine de soi-même. (…) Une horreur. Parce qu’alors, s’il y eut un autre avant moi, plus rien n’est pur, et surtout pas le début. (…) On comprend évidemment combien cette idée a de quoi exaspérer les fondamentalistes, et toutes les orthodoxies confondues. Celles-ci s’érigent toujours sur le mythe de la pureté, des pratiques, des coutumes et surtout des origines. » (…) Quant aux juifs, « Le judaïsme aussi est en dette. Il est l’enfant de sa rencontre avec les Egyptiens, les Chaldéens, les Cananéens, les Perses, les Sumériens et tant d’autres. … Mais quelle aubaine, tous ceux-là ont disparu, ou presque ! »
Sa réflexion sur l’origine la conduit à « l’origine du monde », le tableau de Courbet. Elle s’interroge :
« Et si en fait le problème venait de là ? Moins dans la volonté de tuer le père que dans la haine de la mère, de la matrice du monde ? (…) Et si on reprochait précisément aux juifs d’être un trou dans les consciences, qu’on ne veut ni voir, ni connaître ? (…)
Puis elle revient à la Genèse : le calendrier juif est basé sur la lecture de la Genèse, « il y eut un soir, il y eut un matin » et il fait commencer le jour au coucher du soleil. « Voilà ce que les fondamentalistes et les haineux refuseront toujours d’accepter. Il y eut une nuit avant leur naissance et le jour avait déjà commencé avant eux. (…) Et ce refus de ce qui précède n’est pas sans lien avec leur haine de l’autre et surtout des juifs, ce trou noir de leur histoire. »
IX – Conversation avec Israël
DH nous apprend, et elle en semble elle-même étonnée, qu’elle prend des leçons de boxe, pour apaiser son stress. Et le chapitre est sous le signe de la boxe. Elle en reprend le « droite, gauche », qu’elle transpose dans le champ politique qui lui semble avoir changé de repères. Elle écrit
« L’esquive est partout et le langage se prend de sacrés uppercuts. Moi, par exemple, j’avais l’habitude, sur les réseaux sociaux, d’être une « sale gauchiste, trop libérale, qui manquait de respect aux traditions ». Je m’y étais faite. Et là, je ne comprends plus rien. L’arbitre a dû changer, parce que soudain je suis devenue une « raciste, sioniste, complice de génocide. » Elle laisse percevoir que ce n’est pas forcément facile à vivre, même avec une bonne dose d’humour.
Mais la boxe la conduit à un combat biblique : celui de Jacob. On connait l’histoire : Jacob a un frère jumeau, Ésaü. L’un a la peau lisse, il est doux, fragile, il est le préféré de sa mère, l’autre Esaü est roux, couvert de poils, il est fort, il n’a peur de rien. Jacob s’enfuit, mais alors qu’il se prépare à rentrer, il combat toute la nuit contre… un ange, un homme, un rêve ? Au matin, Jacob l’emporte, mais il est blessé à la hanche. Désormais il sera boiteux. Et son adversaire le bénit : « Dorénavant, tu ne t’appelleras plus Jacob mais Israël, car tu as lutté avec Dieu et tu as vaincu. »
Et DH en conclut : « l’enfant fragile devient l’homme capable de vaincre, non parce que son corps est intact mais parce qu’il se sait abîmé. » Elle poursuit « toute l’histoire juive ou presque se joue entre des états et des identités. Pendant des millénaires, les juifs furent Jacob, fragiles et vulnérables, à la merci de tous les Etats de l’Histoire, qui les ont chassés ou assassinés, sur des terres où ils aspiraient à se poser. (…). Ils ont dû tenter de se défendre par d’autres moyens, en jouant sur les mots, les alliances ou les savoirs. (…) En 1948, un pays s’est érigé sur l’idée saugrenue et bouleversante d’un match retour. Un « plus jamais ça » qui ferait de Jacob, l’Israël en devenir. Son narratif serait celui d’un combat, non pour vaincre mais pour survivre, et c’est ce récit sacré qui accompagne depuis ses débuts le projet sioniste d’une souveraineté juive. »
Mais le 7 octobre, « il a semblé à beaucoup d’entre nous que le combat ancestral de la Genèse se rejouait, mais à rebours. Israël est soudain redevenu Jacob, en plongeant dans une nuit terrifiante. (…) Et ce pays à la hanche déboitée et au corps ravagé n’a pas été protégé par sa puissance militaire, économique ou stratégique. »
DH revient sur le sermon qu’elle avait prononcé devant sa communauté pour le Yom Kippour, le 24 septembre. « J’ai parlé, ce jour-là, du danger que court Israël chaque fois qu’il se sent infaillible, chaque fois qu’il se croit installé et pleinement légitime dans sa propriété ou son plein droit, chaque fois qu’il oublie le visage d’un autre qui lui fait face. Il piétine alors l’histoire juive et les leçons de la vulnérabilité. Devant toutes ma communauté réunie au jour le plus solennel de l’année juive, je pointais du doigt la politique du gouvernement israélien en place, son arrogance, et l’hubris de force et de puissance qu’il cultive, par la voix de certains ministres. (…) A mon sens le judaïsme n’est jamais affaire de puissance. Cela ne signifie nullement qu’il est condamné à la faiblesse, mais qu’il est fort d’une capacité constante à composer avec sa vulnérabilité. Il propose, comme Jacob qui devient Israël, de faire avec tout ce qui est bancal et de s’appuyer sur la faille pour en faire le lieu de sa résilience. De sa survie. (…)
Si Jacob ne devient pas Israël, alors il devient Esaü, un homme de la force qui ne connait qu’elle, et ne vit que par elle, un homme qui idolâtre la terre et soumet ses habitants. Moi petite juive de la diaspora, héritière des Jacob boiteux de l’Histoire, je regarde ce pays que j’aime, et je redoute par- dessus tout son « Esaü-isation. Je voudrais tant qu’il sorte de cette nuit autrement. Transformé par sa blessure. »
Je ne sais pas quel nom gagnera le vainqueur, ni même s’il y en aura un. Qu’aura-t-il appris de sa force ? Se sentira-t-il invincible, ce qui serait la pire chose qui puisse arriver ? Ou trouvera-t-il la sagesse, à partir de tout ce qui se sait brisé en lui, de construire une société juste ?
X – Conversation avec le Messie
DH reprend sa conversation, non pas avec le Messie, mais avec sa douleur, « ma douleur se nourrit de tous ses désespoirs, de ces deuils infinis d’Israël, de ces cris de mères palestiniennes, de toutes ces vies brisées dont il faudrait pouvoir raconter une à une l’histoire. Des salopards voudraient nous forcer à une surdité partielle, au nom du contexte, de mémoires sélectives ou de dettes identitaires. Il faudrait n’entendre que les voix qui hurlent d’un côté ou de l’autres. (…)
Elle sait qu’il n’existe pas de solution facile et immédiate, que le cessez-le-feu n’est pas une solution s’il ne préserve pas l’avenir des uns et des autres : « Comment assurer aux Israéliens qu’ils seront protégés demain contre une nouvelle attaque que le Hamas leur promet de mener ? Comment préserver les Palestiniens d’un leadership islamiste qui les empêchera toujours de s’émanciper ? Comment libérer la Palestine de ceux qui l’instrumentalise et la violentent, en affirmant précisément la défendre ? Comment sauver Israël d’un gouvernement en déliquescence politique et morale, qui se perçoit comme seul légitime et fidèle au judaïsme ? »
Elle se sait totalement impuissante, mais il est un domaine où elle veut résister et combattre, celui du langage : « Avec tant d’autres je cherche les mots, ceux qui diraient vraiment aux Palestiniens ET aux Israéliens que jamais leur douleur ne me laissera indifférente, que l’on peut et l’on doit pleurer avec les uns ET les autres. Mais le propre de la guerre est d’assassiner le langage. » Ce que dénonce ici encore DH c’est de réduire le langage à des slogans, des prises de positions manichéennes ou d’en déformer l’écoute, pour le caricaturer.
« Toutes les positions mesurées sont soudain prises en otage, » écrit-elle « Depuis le 7 octobre, je voudrais tant les retrouver. Mais le langage fait défaut… précisément parce qu’il inclut des « mais » qui nourrissent un peu plus la douleur des uns et des autres. »
Elle cite ces phrases articulées autour d’un « mais » : « Le 7 octobre furent commis des actes ignobles, MAIS… le sort des enfants de Gaza est terrible MAIS… »
« Tous les « mais » ne font que « piétiner les responsabilités des uns et des autres ». Dans cette réflexion sur le langage et la conjonction « mais » intervient la voix du grand-père grammairien, qui lui rappelle « Mais où est donc Ornicar ? » Et il lui demande : Qui est cet Ornicar attendu depuis si longtemps ? »
DH décide alors de nommer ainsi son espoir, son rêve de paix. « Je l’imagine, planqué quelque part. Tellement bien caché qu’il reste introuvable. (…) On le rend un peu plus introuvable encore, à chaque fois qu’on place des « mais » dans nos phrases, à chaque fois qu’on ne parvient plus à pleurer la douleur d’un autre, en nous tenant à ses côtés, tout simplement. En laissant tomber le contexte, juste le temps de la pleine empathie avec des Hommes. «
Mais où est donc Ornicar ?
On l’attend, exactement comme on attend le Messie : en mettant soigneusement en place les conditions de sa non-venue. (…) Et plus on parle de lui, et moins on a de chances, évidemment, de le voir apparaitre. »
Et les discours eschatologiques fleurissent actuellement dans les religions monothéisme, les évangéliques soutiennent Israël pour hâter le retour du Messie, les juifs ultra-nationalistes sont prêts à reconstruire le Temple, l’Islam radical rêve du retour du Califat… « Tous menacent de mettre le monde à feu et à sang, au nom de leurs textes et de leurs croyances. Peu importe qu’ils puissent être lus et interprétés autrement. (…) A ce rythme-là, Ornicar n’est pas près de venir. Ceux qui prient pour sa venue sont clairement ceux qui la retardent le plus efficacement. »
Et DH explique au passage que Messie est un mot hébreu qui veut dire « oint » et elle ajoute l’apport de la tradition juive : « Mesiah’ signifie aussi en hébreu « être en conversation ». Le Messie est donc celui qui sait y prendre part, ou peut-être celui qui l’attend, cette conversation, celui qui viendra uniquement quand elle aura eu lieu. A défaut de parler, aucune rédemption n’est possible.
Et si tel était le précisément le défi qui nous est lancé aujourd’hui : celui de la relancer ? Trouver le chemin d’une conversation qui pourrait nous sauver, d’un dialogue que la guerre, la peur ou les certitudes ont interrompu. »
Elle conclut ce petit livre de « conversation » sur deux anagrammes : elle reprend le OY YAE qui ouvrait souvent la conversation dans sa famille et elle remarque que ce « Quel malheur » peut être l’anagramme de YEOVA, le nom de Dieu que les juifs refusent de prononcer. « C’est comme si l’expression profane de notre douleur abritait toujours une leçon de théologie ou de politique. La catastrophe raconte, littéralement, le divin inversé. Les lettres s’emmêlent, les mots perdent leur sens, même les plus sacrés, et alors la tragédie surgit. (…) Ce que l’on croyait sacré s’effondre et plus rien n’a de sens. (…) En inversant les lettres, la louange s’éclipse et le monstrueux apparaît. »
Le livre se clôt par la citation d’un poète palestinien et il s’était ouvert par celle d’un poète israélien. « Si ce livre ne devait servir qu’à une chose, j’aimerai que cela soit à permettre leur conversation ou à la poursuivre. L’un s’exprime en arabe et l’autre en hébreu. Quelle importance ? Ces deux termes (arabe et hébreu) sont (en hébreu) eux aussi de parfaites anagrammes. Ils s’écrivent très précisément avec les même lettres … un seul et même mot entrelacé. (…)
Dans les mots des deux poètes, » il n’y a pas de « mais » ni de haine éternelle. Il y a une invitation à un autre messianisme. Pas celui qui précipite la fin du monde et nous mène droit à la catastrophe, mais celui qui dit, au contraire qu’il existe un avenir pour ceux qui pensent à l’autre, pour ceux qui dialoguent les uns avec les autres, et avec l’Humanité en eux. »
1 Le Yiddish est une sorte de patois protéiforme, un jargon qui agglomère autant d’allemand que de russe ou d’hébreu, écrit DH2
2 Albert Cohen 1895 – 1981 l’auteur de Belle du Seigneur, Solal…
3 1970 Kamel Daoud naît à Mesra, au nord-ouest de l’Algérie.
2014 Meursault, contre-enquête, inspiré de L’Etranger, d’Albert Camus, obtient le prix Goncourt du premier roman 2015.
2023 Il s’installe en France. ; 2024 Houris, prix Goncourt