Atelier de Lectures Oecuménique 19 janvier 2023
Présentation par Claude Houssin du livre de Roger-Pol Droit :
“L’esprit d’enfance“
Fichiers-audio de la présentation: BONNE ÉCOUTE !
N° 1
N° 2
N° 3
N° 4
N° 5
N° 5 bis
N° 6
N° 7
N° 8
N° 9
N° 10
N° 11
N° 12
N°13
N° 14
N° 15
N°16
N° 17
N° 18
N°19
N° 20
N° 21
N° 22
Esprit d’enfance
Roger- Pol Droit (RPD dans la présentation)
Pourquoi j’ai choisi de présenter ce livre ?
J’ai choisi de lire et de présenter ce livre à la suite de l’écriture par Gérard de son ouvrage : Enfants de la Bible qu’il a présenté très brièvement en juin dernier. Mais aussi parce que j’ai un amour passionné pour les enfants, pour le monde de l’enfance.
Dans le temps de travail sur ce livre, j’ai découvert l’importance du ET à la place du OU, du EN MÊME TEMPS à la place de SUCCESSIVEMENT.
Vous verrez également que RPD manie avec délectation les oppositions d’idées= les antithèses (il aurait beaucoup plu à V Hugo !) qu’il s’amuse à transformer en oxymores.
L’auteur
Présentation :
RPD est né en 1949 à Paris. Il nous apparaît comme un homme très sympathique, très accessible (vous pouvez le voir dans des vidéos sur Internet où il développe des sujets philosophiques).
Il a répondu à Gérard qui lui avait écrit un petit mot plein de respect et très amical.
Philosophe reconnu, chercheur au CNRS, enseignant, écrivain et journaliste chroniqueur au Monde des livres, aux Echos, au Point . Auteur d’une trentaine d’ouvrages de philosophie et d’histoire des idées.
Il a été conseiller du directeur général de l’UNESCO et membre du Comité consultatif d’éthique pour les sciences de la vie de 2007 à 2013. Ses travaux de recherche portent sur les représentations des autres dans la pensée occidentale, ce qui l’a conduit à étudier l’approche des doctrines indiennes et notamment la découverte du bouddhisme par les Européens.
Il a publié plusieurs livres d’initiation à la philosophie dont :
La philosophie expliquée à ma fille. 2004
Les religions expliquées à ma fille.2000
(Il aurait une fille qui s’appelle Marie)
Osez parler philo avec vos enfants 2010
Comment marchent les philosophes ?2016
Sa compagne (ou sa femme) serait Monique Atlan, journaliste et animatrice de télévision, avec laquelle il a écrit : Le sens des limites, Humain, L’espoir a-t-il un avenir ?
Il se dit agnostique :
« Je ne suis pour ma part ni croyant ni athée, mais profondément agnostique. Ce qui signifie que je suis convaincu que nous nous posons des questions sur l’infini, et sur le sens du monde, sans avoir les moyens d’y répondre. Mais c’est justement cette interrogation sans fin et sans réponse ultime qui nous fait humains. Tous les mythes, toutes les religions essaient de combler cet écart. Voilà pourquoi j’ai du respect pour les religions, même si j’en connais les travers : le fanatisme, l’intolérance, les saloperies. Elles recèlent pourtant un fond de richesses à la fois intellectuelles, spirituelles et morales, impossibles à négliger. »
« Si on ignore ce que croit son voisin, les malentendus s’installent.
S’il existe des désaccords insurmontables entre les religions, ce sont ces points de repère qui ouvrent la voie vers la tolérance, tellement indispensable. »
L’ouvrage
Structure
11 chapitres + 1 épilogue
Chaque chapitre commence :
1- par le récit d’un souvenir d’enfance imprimé en italiques.
2-Puis l’auteur propose un exercice. Il y a donc 11 exercices et je vous en proposerai quelques-uns.
3-Puis le chapitre se poursuit par un développement philosophique autour de l’EE.
Enfin, le livre se termine aussi par un dernier souvenir d’enfance.
Ch 1 – Défricher
1-Sulfur : évocation d’un presse-papiers ayant appartenu à sa maman.
2- Ex de définition : ça vous dit quoi, à vous, l’enfance ?
Si vous entendez ce mot, à quoi pensez-vous d’abord ?
………………………………..
Bonheur, joie de vivre, sourire, tendresse, douceur, jeux avec ma sœur, ma poupée ,imagination, insouciance, spontanéité, drôlerie du langage, câlins, caresses, bouquet de fleurs, photos en noir et blanc, beauté du couple papa maman , instant présent …
Cet exercice était une marche d’approche vers cette énigme nommée « enfance »
3 Ce que RPD appelle Esprit d’Enfance (EE)
« Enfant », du latin « infans » signifie d’abord : – qui ne parle pas,
Donc – qui ne sait pas juger
-qui n’a pas d’accès à la raison.
Est-ce si simple ?
L’enfance n’est pas simplement un passé. C’est une dimension permanente de l’existence. D’où cette distinction entre l’enfance temporelle et l’EE que l’on ne quitte jamais.
Rompre avec sa propre enfance est une impossibilité. MAIS rien n’interdit de bouger, de travailler cette pâte, d’en transformer le sens (c’est ce que l’on fait souvent dans les thérapies)
Mais cette enfance-là n’est pas encore l’EE. Car l’EE est une huile essentielle.On peut avoir eu une enfance malheureuse et cependant parvenir à trouver dans l’EE des ressources pour toute sa vie. Car il s’agit de discerner en elle des éléments universels qui permettent d’élaborer l’EE. Il faudra s’exercer modestement, pratiquer peu à peu l’EE comme on pratique un sport.
RPD tente encore de définir l’Enfance.
Autour de l’Enfance, il y a les étonnements, les extases, cela ne passe jamais, cela se réinvente sans cesse.
L’EE est :
– l’« esprit du débutant »(« shoshin »selon les bouddhistes japonais ) = désir d’apprendre.
- Un regard qui s’étonne, une sensibilité que les émotions submergent,
- Du désir.
- Une faiblesse et une force qui se conjuguent.
- Un pays proche où tout retourne.
- Le lieu de tous les contraires.
- Une connexion innombrable des opposés.
Il faut EXTRAIRE cet esprit-là du flot des représentations concernant l’enfance. Dans l’histoire de la pensée, on a fait de l’enfance une infirmité mais aussi une plénitude. L’enfance a joué tous les rôles possibles selon les époques et les milieux.
LIRE p 25 en bas + note de Gérard
RPD souhaite inventer un chemin plutôt que reprendre les conceptions de l’enfance déjà scrutées par les sociologues, les psychologues, les ethnologues, les pédiatres, les éducateurs.
Philosophe au sens strict, il n’appartient à aucune discipline constituée. Il possède une forme de liberté car la philosophie n’a pas d’objet déterminé. Ce que le philosophe cherche, il ne le sait pas. Il le découvre en tâtonnant. C’est dans cette optique qu’il se demande :
–Qu’est-ce que l’enfance ?
-Peut-on en extraire l’esprit ?
Il évoque les conceptions différentes de Descartes, Rousseau, (avec ses contradictions , ce qu’il dit dans l’Emile et l’abandon de ses propres enfants ) Nietzsche, et constate que les enfants, assujettis d’hier sont ainsi devenus rois aujourd’hui.
Pareil basculement ne change pas grand-chose. Si l’enfance est passée de l’indifférence à l’obnubilation, c’est qu’elle continue à n’être pas suffisamment pensée. Il suggère donc que nous nous y exercions. ENSEMBLE.
Cet EE, de quoi est-il fait ? A quoi se reconnaît-il ? Est-il possible de le cultiver ?Dans quel but ?De quelle manière ?
L’auteur ne le sait pas.
Il ne détient pas le résultat avant le chemin. Il avance à tâtons, presqu’à l’aveugle. Il va recourir à ce que furent ses premières années, comme matériau d’exercices, comme il nous invite à le faire nous-mêmes.
Il n’a pas l’intention de forger une théorie de l’enfance parce que l’EE est en-deçà des concepts. Se soucier de cet EE va prendre plusieurs formes.
Ch 2 -Ne pas savoir parler
- Lire Mica ou un extrait
- Ex d’observation:
Vous voulez exprimer exactement la couleur de cette table, par exemple .
A vous. …………………….
Lire p40 : c’est de la poésie ! La poésie tourne autour du sujet, de l’idée.
Puis p 41
Voilà pourquoi vous êtes là, en silence. C’est aussi cela, l ‘enfance. Un monde sans paroles.
- L’EE ne parle pas et dit tout
Pour les Latins, l’enfant est celui qui ne parle pas : « infans », contrairement aux Grecs : « teknon » : rejeton, pousse. Donc, l’enfance « infantia », est l’état de l’humain « hors langage » = le silence.
Elle est de l’autre côté des mots, dans l’incapacité de parler.
MAIS
Les cris, les pleurs, les rires, montrent combien l’enfance est sensible, incarnée, vivante. Sans paroles, elle a faim, soif, mal, envie, peur …Et elle le manifeste comme beaucoup d’animaux.
MAIS ceux-ci ne peuvent entrer dans l’univers du langage symbolique.
Ne pas pouvoir parler alors qu’on le pourra un jour n’est pas du tout la même situation que ne pas pouvoir parler alors qu’on ne le pourra jamais.
Une différence décisive.
Les animaux sont nés « a-loga », disaient les Grecs.
Alors ce qui intéresse RPD, c’est la permanence en nous de cette enfance sans mots ni phrases.
Bien sûr, on dit que l’enfance- mutisme cesse avec l’acquisition du langage. Et pourtant, l’auteur croit que le mutisme de l’enfance persiste au sein de la parole, que nos discours sont habités d’un silence interne.
MAIS ce n’est pas un défaut.Car ce mutisme est moteur, car ce silence au creux des mots, c’est lui qui fait parler. Emportés par nos flots de paroles, nous oublions tout ce que les mots, jamais, ne peuvent dire.
Lire p 48, 49.
La cause de cette impuissance ? C’est que les mots sont des unités abstraites. Il existe donc bien une part de silence que nous ne supprimerons jamais.
Lire p 49, 50.
Mais cette impuissance n’est pas une lacune, c’est notre chance, notre force, notre impulsion à parler.En effet, parce que nous ne pourrons jamais DIRE le monde complètement, nous nous y efforçons sans cesse, nous nous approchons, nous essayons.
L’EE est sans paroles et c’est ce qui nous fait parler. Pour parler, penser, agir humainement, il faut cette dérobade interne du « logo ».
Ch 3 Parler sans savoir
- Lire extrait de Thermophiles
- Exercice d’inattention :
Essayez de vous souvenir d’un moment où vous avez prononcé cette phrase : » Ce n’est pas ce que je voulais dire » ………………….
Plusieurs situations possibles :
1-Cette affirmation est purement hypocrite. Vous saviez très bien ce que vous faisiez mais vous n’assumez pas : je suis fatigué, les mots ont dépassé ma pensée etc… Laissons cela.
2-Vous saviez clairement ce que vous vouliez transmettre mais la langue vous a trahi. Les mots se sont mis à dire autre chose que vous n’aviez pas prévu.
3-Ou bien les autres ont interprété vos propos à leur manière. Entre ce que vous vouliez dire et ce que les autres ont compris, l’écart s’est creusé. Il peut être lourd de conséquences.
Vous découvrez alors l’inattention qui nous constitue. C’est une situation d’enfance. Les enfants parlent mais parfois, leurs propos leur échappent, le sens de ce qu’ils expriment, souvent, habite ailleurs.
Durant des siècles, on a dit que les enfants, avant « l’âge de raison » disaient n’importe quoi. De même que les femmes, les fous, les Noirs, les nomades, les artistes, les visionnaires. Que cache cette inattention prétendument si répandue ?
Vous pourrez vous exercer à trouver des éléments de réponse :
Gérard :
-Cela cache la volonté involontaire de dire sans réfléchir pour être vrai.
-Cela cache la volonté d’exprimer le soi, le for intérieur unique.
-Cela cache l’intention inconsciente de faire résonner (raisonner) chez l’autre son propre for intérieur.
- Et le ch 3 va nous aider.
L’esprit d’enfance parle sans savoir ce qu’il dit
Que faut-il donc pour véritablement parler ?
Il faut un « à propos », une pertinence des répliques. Pendant longtemps, on a maintenu l’enfance à sa place. On disait que l’enfance, en parlant, faisait semblant. Oui, en effet, l’enfance n’habite pas du dedans sa propre parole. Cette remarque est juste mais il faut la retourner. Toujours et tout le temps, nous ne savons pas ce que nous disons et c’est ce qui nous fait avancer.
Cette enfance déraison constitue une force, un trait vital de l’EE.
Freud a découvert que nous signifions toujours autre chose que ce que nous croyons exprimer. Les mots sont toujours plus complexes et plus riches de sens que nous ne le savons.
Ce que RPD appelle EE n’est pas seulement ce qui se tait dans ce que nous disons mais aussi ce que nous ne saisissons pas dans ce que nous croyons comprendre.
MAIS c’est un moteur plus qu’un obstacle. C’est que le sens déborde de toutes parts. Les poètes, les artistes, les conteurs, les romanciers savent cela et y puisent une part de leurs capacités à inventer des paroles neuves.
Ch 4 -Déraisonner
- Lire Térébenthine.
- Exercice d’illogisme :
Bien sûr, vous êtes adultes donc rationnels. Vous savez que le pied du meuble où vous vous cognez la nuit ne vous veut pas de mal
Vous riez si un enfant vous dit que la grosse boule de pâte à modeler roulée en forme de spaghetti a beaucoup moins de pâte parce qu’elle est plus fine, parce que les enfants parlent mais sans savoir raisonner. Et cela vous déconcerte, vraiment ?
Il ne vous arrive donc jamais de dérailler ? Regardez tout sous la lumière inverse. Quand vous vous cognez la nuit, l’idée que la table vous en veut ne vous effleure pas une fois ? Vous êtes absolument sûrs que les choses inertes ne semblent en aucun cas animées ? Cherchez bien.
Exercez-vous franchement à traquer cette part d’enfance dans vos fantasmes quotidiens. Vous verrez vite qu’elle est partout. Et vous comprendrez que ce n’est pas un défaut.
–L’EE déraisonne, c’est pourquoi il fait penser
7 ans, unanimement, constitue la charnière de « l’âge de raison ». C’est un moment important où se développent les capacités de mémorisation, de jugement, d’abstraction. Encore faut-il ne pas se tromper sur la signification de cet « âge de raison. » Ce n’est pas le terme de l’enfance, la fin du non-sens, de l’illogisme. Il en reste bien des schémas dans nos têtes. Il n’y a pas un AVANT et un APRES. Il arrive au mathématicien le plus aguerri de rêver de scènes logiquement impossibles. Et pourtant, c’est le même cerveau, le même psychisme qui forge démonstrations impeccables et rêves absurdes.
Si quelque chose de l’« enfance -déraison »ne cesse de nous habiter , c’est pour nous permettre de penser, de desserrer le carcan des déductions, de résister à l’étau de la logique. De même que le silence fait parler, que l’incompréhension fait comprendre, le choc d’un instant de folie pousse à la déduction.
L’EE est aussi le pays de l’absurde, des non-sens, l’autre côté du miroir.
Et RPD dit : « J’ai la faiblesse de croire que c’est là également que se nourrissent les hommes qui prétendent vivre sous le contrôle de la raison. »
Ch 5 Jouer sans fin
1-Lire Maillot : Pour l’enfant, le jeu est répétition et recommencement
2-Exercice de détachement :
Vous avez peur.
En quelques heures, vous allez jouer une partie essentielle pour la suite de votre existence ………………Je vous laisse réfléchir………………………………….
Un examen, une déclaration d’amour, un entretien d’embauche, de ce que vous allez dire, exposer au regard des autres, dépendra votre sort pour un long moment.
Il est possible d’atténuer cette peur : constatez simplement que ce que vous allez vivre est un JEU. Vous allez JOUER au candidat, à l’amoureux, au postulant à un emploi…Ce qui vous paralyse, en fait, n’est rien d’autre qu’un jeu. Et pourtant, c’est « pour de vrai »
Cherchez où passe exactement la frontière entre « nous jouons » et « nous ne jouons pas ». C’est difficile.
Voilà encore une situation où se tient l’EE.
L’EE constitue un monde où le jeu est réel.
- L’esprit d’enfance joue éternellement
Pour RPD, rien n’est plus bête que d’opposer jeu et sérieux. Car le jeu est le sérieux suprême. C’est l’activité humaine fondatrice de toutes les autres. Cette question est cruciale pour approcher l’EE.
Partout et toujours, l’enfance se joue. Mais en quel sens ?
En faisant éclater au grand jour la puissance créatrice de l’imaginaire, la gratuité suprême à quoi se reconnaissent les actes proprement humains. Dis-moi quelle est ta conception du jeu, je te dirai comment tu définis l’humain, le divin, la vie, le monde.
Qu’accomplissent les enfants quand ils jouent ? Une série de gestes fondateurs, ils imitent. Reproduire ce que font les grands, c’est une fonction primordiale du jeu. Voilà ce qu’est ma poupée, ce qu’elle peut faire, ce qu’elle devrait faire.
Car le propre du jeu est de créer du sens : Voilà ce que je suis à présent, je suis la maman de ma poupée qui est mon vrai bébé.
« On dirait qu’on serait » … (Ex que je prenais pour expliquer à mes élèves le conditionnel) Que faisons-nous d’autre, devenus adultes ? On dirait que nous sommes … des banquiers, des professeurs, des artistes, des philosophes …
Ces activités sont aussi des personnages à incarner. On dira qu’ils sont graves mais cela n’enlève pas la part fondatrice du jeu. Car une autre face du jeu existe.
Le jeu est également fait de règles qui prescrivent à quoi l’on joue et comment.
L’erreur fréquente est de croire que l’imagination et la règle s’opposent. Mais l’écart est moins grand qu’on ne pense. Car il faut aussi des règles de base pour jouer à la poupée. La poupée est forcément censée pouvoir faire ou ne pas faire ceci ou cela. Le jeu de l’enfance se tient donc entre la spontanéité et la contrainte.
MAIS ce n’est pas vraiment « entre » car il s’agit plutôt d’une combinaison de caprices et de normes pour que se déploie le jeu, les deux se nouent.
En Inde, la pensée indienne englobe, sous la catégorie « jeu » des activités aussi semblables et dissemblables que les jeux de ballon et les exercices poétiques. Là où nous mettons l’accent sur les différences qui séparent les jeux, les Indiens mettent l’accent sur ce qui les unit, l’activité ludique.
Celle-ci est constituée de gratuité, de liberté, d’autonomie. Personne n’est tenu de jouer.
Le travail obéit à la nécessité mais le jeu n’obéit qu’à lui-même.
La règle ne dit rien de ce que sera la partie. Il faut donc considérer le jeu comme un nouveau réel, toujours à réinventer. Ainsi fait l’Absolu en Inde. Le Brahman joue.
Dieu, si l’on préfère, joue à créer le monde, joue le monde.
De ce jeu divin, plusieurs conséquences suivent :
Grâce au jeu, le monde perd de sa lourdeur, l’existence de sa gravité. Cela ne signifie pas que les souffrances s’évaporent mais dans cette optique du jeu divin, la texture de l’univers est celle de l’illusion. Celle-ci peut être conçue comme un voile trompeur masquant le réel. Mais elle peut aussi être considérée comme indépassable.
Dans la pensée indienne, ce voile devient alors la seule texture du monde. L’Absolu engendre le jeu de l’illusion.
Cette pensée est bien différente de la pensée occidentale. Finis les desseins de Dieu, le sens de la création, la cohérente histoire de la rédemption. Tout n’est qu’affaire d’enfance et de jeux. « All the world is a stage ». Shakespeare.
Même tragique, la pièce est une joie parce qu’elle est illusion.
Ce qui ne va pas sans difficultés car il arrive que le monde soit un cauchemar. Comment, dans cette nuit, parler de joie ? Si l’on rêve que tout le monde joue et qu’on joue à tout, où sont en ce cas, les jugements éthiques, l’existence du mal et du bien ?
L’enfance est donc aussi une force dont il convient de se garder.
Le jeu et la joie risquent de faire oublier le réel. Jouer nous transporte dans tous les sens du terme.
Le jeu nous trimbale, mine de rien, dans l’éternité. Car est éternel soit ce qui dure sans fin, soit ce qui sort du temps. Et le jeu fait les deux. !
Tout ce qui est vrai du jeu vaut aussi pour l’EE.
Lui aussi est éternel, chaotique et solaire, répétitif et fluent.
Ch 6- S’émouvoir sans cesse
- Kodak : L’auteur enfant se souvient de son petit camion jaune, Kodak, miniature., surmonté d’une bâche rebelle qu’il ne parvenait pas à fixer. Exaspéré par de multiples essais infructueux, un jour de colère, il a tout fracassé. Mais sa maman a récupéré le tout et, voyant la détresse de son fils, a résolu de lui montrer comment il fallait faire.« Tu vas y arriver ». Ce fut la phrase magique ! ! Lire bas de page 103 et suite.
- Exercice d’émotion
Pensez à une grande colère que vous avez éprouvée. Vous êtes en colère, hors de vous. Cela vous empêche-t-il de penser. ? Non, au contraire. Vous allez imaginer une riposte mais il se pourrait que vous jugiez différemment, une fois la colère tombée. Donc vous ne cessez pas de réfléchir quand vous êtes ému.
Maintenant ……l’inverse. Vous êtes en train de réfléchir, rien ne vous perturbe. Est-ce si sûr ? N’avez-vous pas envie de sourire ? Ou un sentiment de tristesse ne vous envahit-il pas?
Mais cette émotion ne vous empêche pas de réfléchir. Donc le calme de notre conscience n’est qu’une légende. Ce vernis de sérénité nous empêche de voir nos tempêtes intérieures, celles de l’EE.
3–L’esprit d’enfance rit-pleure
L’enfance rit parce qu’elle est insouciante, dit-on. L’enfance pleure parce qu’elle est fragile.
Ce n’est pas si simple. Ce qui est fou, dans l’enfance, ce n’est pas seulement la versatilité des humeurs, la bascule immédiate d’un état à un autre, c’est aussi la profondeur, la radicalité de cette immersion.
La joie des enfants est parfaite, complète. Elle habite le monde, infuse l’univers, submerge tout. Et leur tristesse est sans fond. Elle obscurcit toute leur existence.
Cette vie d’enfance est une succession de tsunamis, plusieurs fois par jour ou par heure. Vagues de rires, vagues de larmes, ce sont toujours des raz- de- marée. D’un moment à l’autre, tout est submergé par l’émotion nouvelle qui devient univers.
Les adultes connaissent rarement pareille violence, c’est à cela qu’on les reconnaît. Jamais tout entiers dans ce qu’ils éprouvent. Presque jamais engloutis par le flot des affects. Un dehors existe toujours, pour eux.
Avec l’enfance, ce n’est pas le cas. Il n’y aurait que des univers successifs, des mondes clos sur soi, de bonheur ou d’angoisse, de peur ou de calme… qui se remplacent à toute allure sans qu’on ne soit jamais sûrs, dans chaque monde, qu’il y en ait d’autres. (chagrin terrible de Léonie, quelques jours avant la rentrée scolaire).
Ce n’est pas à l’avantage de l’enfance. Si ému qu’on soit, mieux vaut ne pas être englouti. Le quant à soi de l’adulte constitue un progrès. Mais cette évolution n’est pas nécessairement une rupture. Si l’adulte raisonnable croit pouvoir quitter à jamais l’enfant qui rit et pleure, il se trompe. Pire, il s’égare !
C’est ici, exactement, que se tient la différence entre Enfance et EE.
Enfance = la réalité vécue des jeunes années.
EE = ce que nous pouvons en extraire, pour l’utiliser tout au long de notre vie, en toutes circonstances.
Pas question de regretter le temps des rires et des pleurs submergeant tout.
Pas question non plus de se glorifier d’être devenus stables, il s’agit au contraire de tout combiner sans hiérarchiser. Il convient donc de se nourrir des émotions sans s’y noyer.
Apprendre à combiner âge adulte et EE.
Les rires stimulent la pensée, ils la tonifient. Il en va de même des larmes et de la tristesse. Qu’on cesse donc d’imaginer que le flot des émotions est indépendant de la pensée. Ce n’est qu’un même processus.
« Ris, pleure, et ainsi pense », dit l’EE.
Ch 7 – S’abêtir divinement
1– Le salut de l’ange
Lire un extrait
2-Exercice d’incompréhension
Essayez de ne plus penser ……………….. C’est impossible. (Il faut appeler Pierre, demander un RV à Jacques etc…) Jamais vous ne parviendrez à stopper le flux totalement.
Ce que nous pouvons faire le mieux, : ne plus adhérer, cesser de nous inclure dans nos propres pensées. Regarder passer les rappels de RV etc…, sans s’y attarder, sans comprendre.
Tenter de cesser de comprendre est un exercice d’enfance.
Ne pas comprendre, pas bien ou pas du tout ce qu’on voit, ce qu’on entend, ce qui se passe, c’est le lot commun des enfants.
Observez bien ces moments de flottement, vous commencerez à saisir que la bêtise est aussi une manière d’être qui nous est naturelle. Il serait temps de vous entrainer à voir la bêtise autrement, comme une ressource possible, un continent à explorer, une modalité de l’esprit à expérimenter.
Bête comme Dieu
Il faut le répéter : « enfance » est le nom d’un espace énigmatique.
Les contraires s’y rejoignent. L’inversion des signes (rires et pleurs, peur et courage, patience et rage …) dévoile une vérité ultime du statut d’enfant.
Tout ce qui, habituellement se distingue, dans l’espace de l’enfance, s’articule en silence.
Si on l’observe mieux, l’enfance est vraiment toute puissance absolue, vie infinie, indicible grandeur.
Une scène populaire du panthéon indien le rappelle de manière frappante et simple.
La mère de Krishna ( divinité centrale de l’hindouisme, le 8ème incarnation de Vishnou) ( Vishnou, Brahma et Shiva sont la triade nommée « trimurti », son rôle est de préserver l’univers et pour cela il s’y manifeste par des avatara( incarnation d’une divinité sur terre) chaque fois que l’ordre universel est troublé )dorlote son bébé… Soudain, il ouvre la bouche .Elle voit alors dans la bouche grande ouverte de son fils …des étoiles, des galaxies en nombre infini, un ciel sans fond, le cosmos à perte de vue.
Dans cet enfant languissant, d’un coup, l’univers se montre. La mère comprend que son fils est dieu.
Nous pouvons entendre, dans ce récit, que l’enfance contient en elle un principe d’infini, sans commune mesure avec l’apparence démunie des enfants. Derrière la bêtise, un esprit sans limites ? Comme dans la gorge du nouveau-né, la voûte céleste. C’est une hypothèse. Folle, évidemment. Raison de plus.
« Laissez venir à moi les petits enfants ».
Cette phrase du Christ est célèbre. On pense habituellement que les enfants seraient préservés du mal, innocents. Contre cette représentation, le catholicisme dut inventer, pour maintenir le dogme de la chute, le mythe du péché originel. Parce qu’ils semblent exempts de tout mal, les enfants ont dû être imaginés comme coupables avant même d’avoir fait quoi que ce soit.
Alors pourquoi cette attitude du Christ ? Il convient d’inverser notre regard : se dire que ce n’est pas l’enfance qui est divine, c’est le divin qui est enfantin.
L’Inde, en inventant le lîlâ, le jeu divin, nous l’a fait en partie comprendre. Dans la pensée indienne, lîlâ signifie le « jeu », la pièce de théâtre, ou le drame. Lîlâ, c’est le jeu de la vie. La Vie n’est finalement qu’un immense jeu, une danse cosmique chorégraphiée par les dieux en somme. Le monde est un jeu et nous en serions les jouets, les jouets des dieux ???
Mais le christianisme, en inventant l’Incarnation, entraîne d’autres conséquences. Il convient de les mesurer non par souci religieux mais pour approfondir l’EE.
Nous avons fêté la naissance du Christ il y a 3 semaines. Il est bon de nous remettre face à ce mystère. Dans l’histoire de Dieu fait homme, devenu enfant pour devenir homme, une vertigineuse folie mérite attention. Qu’on y croie ou non…
C’est un immense scandale. Nous en avons oublié l’intensité. Il faut en raviver la perception. Car rien, dans les définitions respectives de Dieu et de l’enfance, ne semble compatible.
Dieu est infini, l’enfant est éphémère.
Dieu est divin, l’enfant est humain.
Dieu est toute-puissance, l’enfant toute faiblesse.
Dieu est omniscient, l’enfant ignorant.
Dieu est verbe, parole, raison, logo . L’enfant est sans parole, muet, dépourvu de raison.
Ce n’est donc pas un contraste mais une absolue contradiction.
L’enfant Jésus semble donc une impossibilité vivante, à la fois inconcevable et réelle, si l’on admet qu’il est vraiment Dieu et vraiment enfant.
La folie de l’incarnation, la folie de la croix, ont été soulignées par les chrétiens eux-mêmes.
La folie du Christ enfant moins souvent. Personne sans doute ne l’a mieux exprimé que Pierre de Bérulle, cardinal catholique du 17 -ème siècle, théoricien de l’absolutisme, mystique et homme de pouvoir, qui a saisi avec la plus vive acuité les conséquences paradoxales de l’incarnation de Dieu en enfant.
Car il ne suffit pas d’imaginer que l’esprit se fasse chair, limite sa toute-puissance, s’abaisse à s’enclore dans une enveloppe humaine. Avoir été enfant, longtemps, banalement, normalement, porte à son comble le scandale et la folie de l’incarnation divine.
Pour Bérulle, l’enfance est sale et vile : elle naît dans le sang, les excréments et la sueur.
Pour se faire homme, Dieu s’est incarné jusqu’au bout, si l’on ose dire, en se faisant enfant. Embryon, fœtus, nourrisson. Corps faible, impuissant, dépendant. Et incapable de penser. Dépourvu de parole, de savoirs, d’horizons.
Le verbe divin s’est rendu lui-même incapable de parler.
L’entendement divin s’est soumis lui-même à l’incompréhension, à la confusion, au trouble ! ! Voilà l’impensable !
Car il n’est pas question de supposer un dédoublement. Inutile de postuler que le Christ enfant conserve l’entendement divin, infini et omniscient.
On serait alors dans un cas de figure analogue, « mutatis mutandis » à celui du dieu Krishna au berceau : en apparence un bébé, en fait un dieu avec l’univers au fond de la gorge.
De même, selon la légende, le Bouddha à peine né se dirige-t -il vers les 4 points cardinaux en rugissant : « C’est ma dernière naissance. » Ce nourrisson marche déjà, parle déjà, proclame son destin, se montre conscient de son histoire.
Rien de cela ne vaut pour l’incarnation chrétienne. Si Dieu s’est fait homme, donc enfant, il faut aller jusqu’au bout : Dieu lui-même a tout oublié de ce qu’il est, de ce qu’il veut, de ce qu’il sait, peut et doit… Jésus enfant ne sait pas parler, et doit apprendre, il n’a pas de raison, il doit attendre.
Il s’ensuit des conséquences étranges… en devenant enfant, Dieu devient bête. Il bave, tête, rote, vomit, s’endort, pisse sur lui. Surtout, il ne pense pas à grand-chose. Il est traversé d’émotions sans suite, d’hallucinations, de moments d’hébétude. Dieu, enfant, est idiot.
Ne croyez pas que je me moque, dit RPD. J’évoque, à la suite du cardinal Bérulle, l’insondable énigme de la toute-puissance se faisant impuissance. Je n’évoque ce vertige que pour parler de l’EE.
Pour saisir ce que l’on peut extraire de la situation du Christ enfant, pour élaborer l’EE, il convient de renverser la perspective : ce n’est pas Dieu qui est bête, muet, ignorant. Ce sont la bêtise, le mutisme et l’ignorance qui sont à considérer comme divins.
« Père, je te rends grâce parce que tu as caché tout cela aux savants et tu l’as révélé aux tout petits. »
Au lieu de « Dieu se fait idiot » supposer que « l’idiotie se révèle divine »
Et si les faiblesses, incapacités, limites et manques de l’enfance étaient aussi d’infinies puissances. ? !!!!
(St Paul : quand je suis faible, c’est alors que je suis fort . »
La part de la bêtise, de l’inintelligence, de l’égarement hébété n’est pas une part maudite. Ce n’est ni le pays du diable ni le désert de l’âme. Juste une autre face de l’esprit que j’appelle aussi EE et dont je persiste à croire que nous pouvons encore attendre d’étranges surprises.
Ch 8 – Errer toujours
- Lire Métal rouge p 135
- Ex de mobilité : Vous sentez-vous immobiles en ce moment ? En fait, vous n’êtes pas sans mouvement. Au contraire, les mouvements sont en vous très nombreux : votre cœur bat, votre sang se meut dans vos artères et vos veines, vos côtes s’ouvrent et se rétractent pour inspirer-expirer, vos yeux se déplacent. Donc, à moins d’être mort, nul n’est immobile absolument. Mais chacun, d’habitude, n’est pas conscient de tous ces mouvements.
Là où RPD complique les choses, c’est qu’il dit qu’en bougeant pour aller d’un lieu à un autre, on demeure pourtant fixe :
Mon projet d’aller quelque part ne bouge pas. Ma résolution reste toujours la même. Mon humeur ne va pas se métamorphoser.
La difficulté où nous sommes en train de plonger est qu’il existe toujours dumouvement dans l’immobilité et de l’immobile dans le mouvement.
Cette interrogation est l’une des plus anciennes et ce n’est pas sans lien avec l’enfance.
Parce que nous sommes tout d’abord immobiles, incapables de bouger, fût-ce de nous asseoir. Savoir ce qui bouge et ce qui ne bouge pas est une question originaire.
Plus décisive serait la perception du mouvement, charnière secrète entre immobilitéet déplacement.
L’esprit d’enfance est sédentaire et nomade
L’EE aime plus que tout s’ancrer en un lieu, s’agripper à des repères fixes, toujours identiques.
Savoir que le monde demeure, rien n’est plus rassurant. Alors que tout fluctue, la récurrence forme un repère.
L’ancrage, le point fixe, le principe sont sous nos pieds : sol, terre, humus, roc.
Qu’on voie le ciel et tout change. Le ciel rend nomade. Le ciel fait errer. Il détache de la terre, empêche de moisir, d’y pourrir sur pied. Voir le ciel, se mettre debout et marcher , voilà ce que font les enfants , dans le temps du devenir humain. Si rien ne les arrêtait, peut-être voleraient-ils sans cesse, sans bruit, sans frein, amis des nuages…Car nous errons toujours… Il n’existe pas d’arrêt.
L’EE doit intégrer cette tension perpétuelle entre arrêt et errance.
Il existe une joie de se perdre…L’EE contient ce principe de mouvement qui fait avancer toujours plus loin, indéfiniment. Mais il serait faux et fou de croire qu’en allant toujours plus loin, on progresse vers quelque but ultime. C’est pur mirage. Plus loin signifie « ailleurs », encore et encore.
Ch 9- Réinitialiser
1- Dissolvant :
Allongé dehors, l’auteur enfant regarde le ciel. Un jour gris de préférence. Rien à voir. De l’indéfini, qu’aucun cadre ne borde. Seulement du gris, que rien n’arrête ni ne trouble.
Mais le trouble qui s’ensuit est indescriptible.
« Face au ciel, je me suis souvent demandé si j’existais. Je suis désagrégé, défait, fondu, dans cette immensité. Impression de ne plus savoir si je regarde le ciel ou si c’est lui qui me contemple., aucune de ces hypothèses ne pouvant convenir. »
« J’ai appris, au cours de ces jeux, qu’on regarde toujours le ciel pour la première fois. Rien ne s’y inscrit jamais . Il est sans trace, sans mémoire, toujours dans la fraîcheur du moment initial. »
2-Expérience de rafraîchissement
« Réinitialiser, rafraîchir », dans le langage informatique, ont en commun un processus analogue : repartir à neuf, effacer l’étape précédente, commencer à nouveau, comme si l’histoire ancienne n’avait pas eu lieu.
Essayons de nous rafraîchir, au sens digital du terme. Nous avons beaucoup de mal à y parvenir. Notre mémoire, notre affectivité, nous handicapent. Nous ne parvenons qu’à des formes partielles et fragiles de rafraîchissement.
L’EE, au contraire, y parvient aussi facilement qu’il respire.
3-L’EE est commencement
On dit des enfants qu’ils sont faciles à émerveiller. Un rien les transporte.
Cette fraîcheur, il faut l’interroger. La raison de leur émerveillement spontané réside dans leur situation de débutants. Tout ce qu’ils éprouvent, c’est pour la première fois.
La surprise ne serait donc pas liée à leur sensibilité plus vive, mais à leur place dans le temps de l’expérience. Ce qui compte, c’est la découverte initiale. Avec les répétitions, tout s’émousse. La lumière s’atténue, le goût s’affadit, le toucher s’endort.
Pourtant, les enfants aiment la répétition. Ils veulent les mêmes histoires, les mêmes jeux. Ils prennent un vif plaisir à recommencer, sans se lasser. Pourquoi ? Distinguer entre « répétition » et réitération » s’avère nécessaire.
Ce que veulent les enfants, c’est bien le recommencement mais le recommencement de la première fois.
Si nous voulons que s’aiguise le tranchant du monde, il faut retrouver partout le vif éclat des premières fois. Faire en sorte que chaque répétition devienne une réitération, une première fois.
Par exemple, respirer pour la première fois, toujours. Dormir, s’éveiller, manger, boire, toucher une peau pour la première fois, toujours ( Chanson : « tu peux m’ouvrir cent fois les bras, c’est toujours la première fois. »
Dire que c’est très difficile, oui. Mais l’EE, lui, est l’esprit de la première fois. C’est ainsi que créent les artistes. La création est un début qui n’en finit pas, qui se réitère et se réinitialise indéfiniment.
C’est ainsi que font les philosophes. Ils s’étonnent. Jankélévitch affirme que « philosopher revient à considérer le monde comme si rien n’allait de soi. »
Lire p 156, 157
Le premier moteur de la philosophie, en ce sens, est bien l’EE. Un rafraîchissement du premier regard.
Le mot « philosophie » peut s’entendre en deux sens, correspondant aux traductions possibles du terme grec :
- « Amour de la sagesse » et l’on aura de la philosophie l’image d’une discipline qui tend vers la sérénité des vieillards
- Soit « désir de savoir » et ce qu’on cherche n’est plus derrière soi, et n’est détenu par personne, mais demeure à découvrir.
Philosopher, de ce dernier point de vue, , c’est toujours commencer ,se placer en situation inaugurale, rompre avec les certitudes .
Voilà pourquoi l’EE , comme la philosophie, est une histoire qui n’en finit jamais de commencer.
Ch 10- S’extraire du temps
- Bouddhas : L’auteur, vers 2 ou 3 ans, a habité l’appartement d’un vieil ami de la famille, ancien consul de France en Chine. Cet appartement était saturé de bouddhas, des grands, des petits, de partout. Et l’auteur se demande s’il y a un lien entre ce décor d’enfance et le fait que, 30 ans plus tard, il soit devenu spécialiste du bouddhisme.
- Exercice d’éternité : Quel âge avez-vous ? Vous le savez, c’est sûr ! Mais c’est un savoir du dehors. RPD nous dit que personne ne peut ressentir qu’il a exactement 27, 34 ou 72 ans. Notre âge nous est extérieur. Si vous avez un âge, votre conscience, elle, n’en a pas. Elle se tient hors du temps. Or, ce qui est hors du temps, c’est, par définition, ce qui est éternel. Cette sortie du temps n’est pour nous jamais complète ni définitive. Notre conscience est hors du temps et dans le temps, éternelle et éphémère. L’enfance connaît cette double face : fascinée par les anniversaires, l’apprentissage du temps (Quel âge as-tu ?), la découverte des générations, et d’autre part insoucieuse des heures, des jours, et des dates.
L’EE conserve cette ambiguïté.
- Le dehors du temps réside en lui
Une vieille âme peut se cacher dans un esprit enfantin, ou bien un esprit d’enfant dans un corps de vieillard. L’EE n’appartient effectivement ni aux enfants ni aux vieillards. Il les traverse et les rassemble.
L’EE est trans temporel. Nous avons, nous autres, au sujet du temps, des vues fausses ou approximatives. Nous croyons que rien n’échappe à son écoulement. Mais ce n’est pas le cas. Il existe des exceptions à son écoulement universel dont l’enfance fournit des exemples. :
Des souvenirs anciens reviennent intacts : scènes, images, sensations sont là , soudain, venues d’on ne sait quel couloir du temps . Quand on scrute ces allers-retours passé-présent-futur, on se convainc vite de l’existence de plusieurs types de temporalités mais aussi de l’existence d’un « hors -temps » qu’il est difficile de comprendre.
Les choses, les objets, sont dans ce cas, mais aussi, une part secrète de notre conscience. Nous ne prêtons que bien peu d’attention à ce qui nous fait vivre une autre dimension, hors temps. Pourtant, chacun remarque combien les enfants ont très peu conscience du temps. Ils ne savent jamais quand on arrive, (c’est quand qu’on arrive ?) ni comment le temps passe, ni combien durent les jours parce qu’ils sont tout à leurs jeux ou à leurs rêves.
Or, ces activités ne sont pas principalement investies d’une conscience du temps. Au contraire, nous avouons tous « ne plus voir le temps passer », dès que nous jouons, heureux, oisifs, captivés. Si ce n’était pas le cas, il ne serait pas possible de se rendre neuf, de rafraîchir notre regard.
L’étonnement, déclic de l’EE, point de départ de la philosophie, geste initial de toute création, implique une certaine forme de sortie du temps, de rupture avec la succession des instants. Quelque chose comme un chemin de traverse, un passage au-dehors.
L’EE est lié à un désaxement du temps. Il faudrait se représenter l’existence comme un flux temporel qui lui échappe. Parce que l’EE se tient comme transversalement dans le temps, il n’est ni jeune, ni vieux, ni au début ni à la fin.
Les enfants ont des âges, l’EE n’en a pas.Nous naissons, grandissons, déclinons et mourons. L’EE, lui, demeure immuable, inaltérableet irreprésentable.
Ainsi est Dieu ? se demande Gérard
11- S’extraire de soi
- Zorro : lire un extrait pour aboutir à la question de la sauvagerie. Comment se venger ?
- Exercice de sauvagerie :
En principe, vous ne coupez pas vos voisins en morceaux, vous n’aimez pas trop le sang, les cris, les détresses. Bref, vous êtes comme tout le monde. Mais comme tout le monde aussi, vous ne pouvez pas être sûr de ce que vous feriez sous l’emprise de l’alcool ou d’une drogue, ou incité par une idéologie. Etes-vous assuré de ne pas tuer, faire souffrir et y prendre plaisir ?
Vous n’avez pas de certitude concernant votre propre sauvagerie. Il se pourrait que vous y résistiez mais il se pourrait aussi qu’un raz de marée vous submerge et que cèdent les digues.
C’est ce que RPD nous invite à méditer.
« Ça m’a mis hors de moi, » dit-on couramment. Parce qu’un certain dehors réside déjà dans notre intériorité : de l’inhumain dans notre humanité, de la sauvagerie dans notre civilité. Pour pouvoir être mis « hors de soi », il faut être déjà en partie extérieur à soi-mêmeau-dedans. Si ce n’était pas le cas, rien jamais ne pourrait nous faire « sortir » de nous-mêmes.
Question subsidiaire :
Les enfants sont-ils « en eux-mêmes » ou « hors d’eux-mêmes » ? Quand y entrent-ils ? L’EE est-il en nous ? Hors de nous ? Les deux ?
Gérard :
Dieu est-il en nous ? Hors de nous ? Les deux ?
Dieu est-il hors de lui ? « Le Père est en moi et je suis dans le Père ».
Et quand Dieu est hors de lui, est-il le diable ?
- L’EE est sans innocence
Angélique ou démoniaque ? Selon votre réponse, on va se classer dans l’angélisme ou le satanisme ?
RPD nous propose de penser les deux versions à la fois.
Qu’est-ce qui nous a conduit à voir le mal dans cette chair qui vient de naître, qui ne parle pas, qui pense à peine ? Cette chair qui n’a rien fait, il a fallu la reconnaître déjà fautive, déjà coupable, déjà pécheresse, supposer qu’elle a fauté avant que de vivre !
… Admirable corruption de l’innocence ! Car elle instaure un monde sans aucune autre issue que le salut chrétien.
Contrairement aux conceptions de Rousseau et de Freud, qui sont bien sûr opposées, nous avons intégré depuis longtemps la coexistence des deux pôles. L’enfance est à double face. Nous croyons savoir qu’elle est en même temps innocente et perverse. Mais nous avons du mal à concevoir cette paradoxale coexistence. Et nous oublions de considérer cette question :
L’EE ne serait-il pas ni innocent ni coupable, ni bon ni mauvais ?
Cela nous conduirait à l’idée qu’il ne réside pas vraiment en lui-même. Qu’il est toujours, pour une part, hors de lui.
Qu’est-ce que cela veut dire ?
Observons les enfants.
Ils sont le plus souvent « en dehors d’eux-mêmes ». Ils sont dans ce qu’ils font. Ce qui leur importe est ce qu’ils vivent, investis tout entiers dans ce qui se passe.
Alors que ce qui caractérise le devenir adulte est le retrait dans une intériorité protégée, le repli sur un dedans clos. Eviter si possible de se retrouver « hors de soi », sans contrôle. Sinon, on tombe dans la folie.
Alors RPD croit qu’il est possible et utile de jouer avec ce feu, de s’extraire de soi comme on s’extrait du temps, de manière partielle.
L’EE cultive donc une ligne du dehors au cœur de l’intériorité.
On échappe ainsi à l’innocence comme à la culpabilité ! Parfois !
Epilogue- L’art du déséquilibre
Quand l’EE est entrevu, tout commence. L’essentiel est ce que nous pouvons en faire.
Nous venons de voir que l’enfance s’est révélée
Passée et permanente,
Présente et absente,
Muette et bavarde,
Grave et folle,
Joueuse et sérieuse,
Enjouée et désespérée,
Temporelle et hors du temps,
Immobile et en mouvement,
Divine et démoniaque,
Temporelle et hors du temps,
En nous et hors de nous,
Proche et étrangère …
Comment tout cela peut-il nous permettre de vivre ?
Soulignons que l’EE, qui d’abord déconcerte, est aussi stimulant et fructueux.
Toutefois, il manque encore une règle de bon usage.
La voici :
Seul un déséquilibre permanent fait avancer. Cette règle fait partie des rares certitudes que l’auteur a peu à peu acquises.
Pour marcher, physiquement, avancer debout, un pied devant l’autre, nous devons nous déséquilibrer, amorcer une chute et la rattraper, en provoquer une autre et l’interrompre …indéfiniment. Pas de marche ni de pensée sans déséquilibre entretenu, contrôlé, toujours relancé.
Pas d’action non plus, sans déséquilibre. Agir implique de quitter l’immobilité, de prendre des risques.
Vivre consiste en une rupture d’équilibre.
L’art du déséquilibre réside tout entier dans ce mouvement de déstabilisation et de rétablissement.
Cet art du déséquilibre suppose donc de marcher avec un pied dans l’EE, l’autre dans l’esprit de maturité.
Si nous voulons avancer, simplement vivre vraiment, alors il nous faut jouer, pas à pas, entre l’EE et l’esprit de maturité, les choisir alternativement l’un contre l’autre, les équilibrer et les déséquilibrer constamment l’un par l’autre.
L’art du déséquilibre consiste à vivre avec l’EE aussi bien que contre lui, pour avancer grâce à ses forces sans être dérouté par elles. A peu près comme on navigue contre le vent.
Ecouter dans une phrase ce qui se tait autant que ce qui se dit,
Discerner dans une tragédie ce qui est comique,
Repérer dans une déduction ce qui est arbitraire,
Sentir dans le temps ce qui ne passe pas,
Percevoir dans l’humain, l’inhumain…
Ce sont des repères pour pister l’EE.
Tels sont les premiers principes. A chacun, en les suivant, d’inventer jour après jour ses itinéraires.
BON VENT à TOUS !!!
C. Houssin