Atelier de Lectures Oecuménique du 21 décembre 2023
Présentation de la pièce de théâtre ” Le visiteur” d Éric-Emmanuel SCHMITT.
Avant de vous parler de cette pièce de théâtre intitulée « Le visiteur », voici quelques éléments de la biographie de son auteur, Éric-Emmanuel Schmitt.
Natif de Ste Foy les Lyon, âgé de 63 ans, il vit actuellement en Belgique dont il a acquis la nationalité.
Il est élevé par des parents sportifs mais aussi cultivés.
Son parcours est celui d’un littéraire: Lauréat du concours général, Ecole Normale Supérieure, agrégation de philosophie à 23 ans, docteur en philosophie à 27 ans, puis enseignant pendant 8 ans.
C’est le succès de sa pièce « le visiteur » qui lui fait quitter l’enseignement pour se consacrer à l’écriture ainsi qu’à la direction du Théâtre Rive Gauche à Paris.
Parcours spirituel d’Éric-Emmanuel Schmitt
Il est intéressant de savoir qu’en 1989, ce jeune agrégé de philosophie athée va participer à un trek dans le désert du Hoggar au Sahara. Il va se perdre pendant une trentaine d’heures sans eau et sans vêtement chaud- la nuit est froide-
Alors qu’il s’attend à frissonner d’angoisse, une force le rassure , l’éclaire et le conseille. Un sentiment de paix, de bonheur , d’éternité l’envahit.
Cette nuit mystique métamorphose dit-il « sa philosophie de l’absurde en un confiance dans le mystère, comme promesse de sens ». « J’ai reçu la grâce de croire ».“
Il livrera cette expérience en 2015 sous le titre « Nuit de feu » .
Son parcours spirituel explique les thèmes abordés dans « Le visiteur ». Cependant Schmitt explique bien qu’ « il pratique un théâtre problématique, pas un théâtre dogmatique ».
« Je crois en Dieu, dit-il- toujours dans cet interview, avec des moments de plénitude et des moments de creux, je suis porté par les vagues de ma foi; m^me quand je doute, je doute en Dieu, je ne doute pas de Dieu. »
« Je n’écris pas pour convaincre, mais pour partager un moment de réflexion ».
En quelle année et en quelles circonstances cette pièce « Le visiteur » a t elle été écrite?“
Voici la réponse d EE Schmitt, interviewé à ce sujet pour la Collection « Classiques et Contemporains » par Catherine Casin-Pellegrini, professeur de Lettres.
« Un soir de 1991, je regardais le jornal télévisé. Il apportait son habituel cortège d’horreurs, de crimes et d’injustices. Soudain, je me mis à sangloter. A la différences des autres jours, je ne me contentais pas de comprendre, je ressentais dans ma chair les atrocités décrites. Je hurlais à l’unisson du monde. Je saignais, j’avais mal. J’avais honte d’être un homme. En éteignant le poste, je songeai : « Comme Dieu doit être déprimé en suivant le journal de 20 heure! » Puis je me posai une question; « Lorsque Dieu souffre, qui peut-il voir? » Je mesurai la solitude de Dieu, une solitude radicale, sans écoute. Une image fondit alors sur moi : Dieu s’allongeant sur le divan de Freud . La scène me fit rire. Puis m’intigua. Puis me passionna. Les semaines suivantes, je compris que ces deux-là, Freud et Dieu, avaient sûrement beaucoup de choses à se dire puisqu’ils n’étaient d’accord sur rien. Et que la conversation serait difficile puisqu’aucun des deux ne croyait en l’autre, ni Freud en Dieu, ni Dieu en Freud.
Dès lors l’idée ne me quitta plus…….je dus attendre de trouver la circonstance de cette rencontre. En lisant le journal de Freud, je découvris cette nuit de 1938 où les nazis arrachèrent Anna à son père. Freud avait simplement inscrit : « Anna à la Gestapo ». Ce silence sec témoignait de sa souffrance, de son désarroi. J’ai voulu m’introduire, dans cette faille, cette nuit où, sans doute, Freud avait pleuré. »
Deux années plus tard, en 1993, Schmitt publiait sa pièce « Le visiteur ».
Cette pièce de théâtre est assez concise, dense par moments et légère à d’autres moments malgré les questions abordées.
Elle est composée de 17 scènes chacune apportant un élément nouveau, une hypothèse remise en question par la scène suivante. Les très nombreuses didascalies rendent sa lecture très visuelle :
(Une didascalie, dans le texte d’une pièce de théâtre, le scénario d’un film ou le livret d’un opéra, est une note rédigée par l’auteur à l’intention des acteurs ou du metteur en scène, donnant des informations sur des éléments que les répliques ne permettent pas de connaître, notamment des indications d’action, de jeu, de mise en scène ou de décor. )
E.E. Schmitt nous donne accès par le jeu théâtral, à ce qui nous est normalement défendu: le secret de la conversation avec Dieu et le secret analytique.
Cette pièce s’inscrit bien dans l’époque des années 80-90 qui sont marquées par
– le formatage des individus
– par le retour du religieux et du sacré, par la pratique spirituelle individuelle, Dieu ne pouvant être atteint ni par la raison, ni par le dogme.
– par le nombre d’oeuvres consacrées à l’Holocauste et à l’antisémitisme ainsi qu’ à la seconde guerre mondiale.
Avant de vous faire un résumé de cette pièce, je vous rapporte une parole de Schmitt : « je n’ai pas écrit une pièce SUR Freud, ni une pièce POUR Freud, ni, encore moins, une pièce CONTRE Freud. J’ai écrit une pièce SUR Dieu. Sur la difficulté et la possibilité de croire. Dans cette optique, j’ai choisi Freud parce qu’il est peut-être le seul athée original et authentique du XXème siècle. »
Harcelé par un officier allemand qui lui extorque de l’argent, Freud est inquiet pour le sort de sa fille, Anna. En cette année 1938 il ne souhaite pas quitter Vienne, envahie par les nazis. Et les supplications d’Anna, qui souhaite qu’il parte, n’y changeront rien. Un soir, elle est emmenée par la Gestapo. Freud signe alors le document l’autorisant à quitter l’Autriche avec sa famille.
Freud, désespéré, est alors surpris par un étrange visiteur qui s’immisce chez lui. Un dandy léger, élégant, cynique.
S’engage une discussion passionnante entre les deux hommes .
Entre-temps, le nazi revient pour faire chanter Freud: Anna saine et sauve contre de l’argent possédé par Freud. L’Inconnu va aider Freud à imaginer un stratagème pour se défendre. Ce stratagème fonctionnera. Le nazi promet de ramener Anna mais avertit Freud qu’un fou s’et échappé et rôde dans son quartier, fou mythomane qui peut se faire passer pour Dieu.
Quasi policière, l’intrigue mêle brillamment suspense et rebondissements; la pièce est située à mi-chemin entre le réel et le rêve; elle puise sa force de la présence Freud et de la présence de l’Inconnu qui ajoute une dimension mystique à la pièce.
4 personnages interviennent : Sigmund Freud, Anna Freud, sa fille, le nazi, l’Inconnu avec un i majuscule;
Freud
Il est le père de la psychanalyse. Grâce à ses amis étrangers, il a pu faire sortir d’Autriche,sa famille, celle de son médecin et d’autres personnes encore.
Dans la pièce , Freud est âgé de 82 ans, Il est malade – un cancer de la gorge-, fragile et angoissé à la fois par l’arrestation de sa fille, par la montée du nazisme avec ses conséquences. Lui qui est supposé être la personne qui permet de donner des réponses, la personne rationnelle car il est médecin, lui, a peur. Tout au long de la pièce, il cherche en vain à trouver des justifications et lorsqu’il croit parvenir à trouver des réponses à ses questions, l’Inconnu intervient malicieusement : »je vous préférais lorsque vous posiez des questions ».
Cependant, ce père angoissé ajoute à la fin du document pour obtenir un visa de sortie un post-scriptum courageux et sarcastique: « je puis cordialement recommandé la Gestapo à tous ». Ce n’est pas une invention de Schmitt. Les termes de la déclaration écrite sont exacts et véridiques.
Anna Freud
Anna est décrite dans une didascalie comme une femme sévère, bas bleu, une des premières femmes intellectuelles du début du siècle. Elle porte pour son père une profond amour. D’ailleurs, elle était dans la réalité, l’enfant préférée de Freud et son héritière spirituelle. Elle fut même psychanalysée par son propre père et devint la première psychanalyste d’enfants. Elle ne se maria jamais mais entretint pendant quelques années une relation homosexuelle.
Dans la pièce, elle a 43 ans. Elle est décrite comme une personne n’ayant pas froid aux yeux devant le nazi et ayant la répartie vive, percutante et moqueuse.
Le nazi
Il est une caricature: antisémite, brutal et exerçant le chantage sans vergogne sur les juifs.
L’’Inconnu
« Je n’ai ni père, ni mère, ni sexe, ni inconscience « je ne rêve jamais » « moi, je suis seul de mon espèce. » « je suis orphelin de naissance; » « je n’ai aucun souvenir » « je n’oublie jamais rien mais je n’ai pas de souvenirs » « je n’ai pas d’âge »; « je ne suis pas né »
(le nazi) « ne peut pas me voir. Je ne suis visible que pour toi ce soir « dit il à Freud.
“Croyez-vous que ce soit un sort enviable d’être Dieu?…être le tout est d’un ennui… Et d’une solitude…”
« Dieu, chacun projette sur lui l’image qui lui convient ou qui l’obsède: « j’ai été blanc, noir jaune, barbu, glabre, avec dix bras…. et même femme! »-
« ça, dit l’inconnu en parlant de la musique qu’on entend dans la pièce, « ça, je ne connaissais pas. J’ai cru tout d’abord qu’un des vents de la Terre s’était égaré sur la Voie Lactée… j’ai cru… que j’avais une mère qui m’ouvrait ses bras du fond de l’infini….j’ai cru…Mozart. A vous faire croire en l’homme. »
A la demande de Freud, de faire un miracle, l’Inconnu se dérobe, refusant la résolution de l’énigme pour préserver le mystère de Dieu.”
L’Inconnu change d’identité à chaque fois que Freud semble frôler la vérité.
Est-il un patient? un voleur? un mythomane évadé? un inconnu qui poursuit Anna de ses assiduités? une incarnation de Dieu? ou le subconscient de Freud?
Dans tous les cas, « l’Inconnu dit Schmitt a un comportement très agaçant tout au long de cette nuit… Il se dérobe continuellement, non à la discussion, mais à la certitude. Ce jeu cruel et paradoxal le rend insaisissable ». Schmitt parle d’un DIEU CACHÉ.
Il ne nous propose donc aucune réponse définitive et invite son lecteur à adopter une attitude interrogative.
Plusieurs thèmes sont abordés et développés par Freud et l’Inconnu.
J’en retiendrai 2 développés par Freud et 2 par l’Inconnu.
Par Freud
A- Dieu: fausse promesse, menteur et criminel
“
(La fille de Freud, Anna a été emmenée par un nazi au début de la pièce):
Freud manifeste sa colère contre Dieu: « il vaut mieux pour vous ce soir dit il à l’inconnu, que vous soyez qui vous êtes… un imposteur… parce que si vous aviez été Dieu………je lui demanderais des comptes”.
« Si je l’avais en face de moi, Dieu, c’est de cela que je l’accuserais: de fausse promesse, celle d’un bonheur qui n’existe pas. « Le mal c’est la promesse qu’on ne tient pas »
1-Freud se croyait immortel . Or, il est gravement malade.
« Le mal dans la mort, ce n’est pas le néant, c’est la promesse de la vie qui n’est pas tenue. »
Son corps le pousserait à croire pas l’esprit: ” Dieu c’est un cri, c’est une révolte de la carcasse! »
Il a envie de croire mais il ne veut pas se laisser tromper par une illusion; il sait qu’il n’y a pas de lumière au bout du tunnel; il n’y a que sa fin.
L’athée que l’on qualifierait de désespéré , Freud le qualifie d’ un autre nom; “courageux. il y gagne en dignité.“
2- Freud croyait à la bonté. Or, c’est « le mal moral, le mal que les hommes se font les uns aux autres »; c’est « la paix rompue. » « pourquoi cette guerre? promesse non tenue! Re-faute à Dieu »
3- Freud croyait en un esprit à l’intelligence « capable des rapprochements les plus inouïs, des échafaudages les plus subtils ». Or, il s’aperçoit que son « esprit lâche en route », qu’il ne saura pas tout. C’est pour lui « le mal le plus grave..ce dont toute une existence ne console pas,..un esprit borné, limité que Dieu nous a donné uniquement pour que nous sachions nos limites ».
« Elle serait belle la vie, si ce n’était une traitrise »…” « Si Dieu existait, ce serait un Dieu menteur. »
B- La raison contre la croyance
Freud est un athée mais aussi un scientifique avec des certitudes; c’est un rationaliste : Pour lui, la construction scientifique repose sur l’observation de phénomènes récurrents et duplicables qui permettent d’établir des lois. Les manifestations de l’esprit n’échappent pas à cette démarche: les pathologies de l’âme obéissent à des mécanismes universalisables.
Face à l’Inconnu, il cherche des arguments fondés sur la raison, arguments qui ne sont pas toujours rationnels ou même raisonnables ; « un catéchumène de l’incroyance » comme le qualifie l’Inconnu.
Freud veut des preuves; Dans ses moments de faiblesse, il veut un miracle.
Il demande même à l’Inconnu: « si vous êtes Dieu, prouvez-le! Je ne crois que ce que je vois » ; Or lui dit l’Inconnu: « la foi doit se nourrir de foi, non de preuves. ». Certes, l’inconnu connait tout de son existence passée, présente et future et lui annonce la sortie de prison d’Anna .
Malgré cela, la raison de Freud lui fait dire que Dieu n’existe pas; car s’il est tout puissant, il est mauvais car il laisse commettre des drames c’est à dire la persécution des juifs; mais s’il n’est pas mauvais, alors il n’est pas bien puissant. Il n’est « qu’une hypothèse inutile ».
Freud est selon l’inconnu un exemple de l’orgueil de l’homme qui avant se contentait de défier Dieu mais qui le remplace aujourd’hui par la science et ses lois, par le pouvoir de l’argent qui fait perdre tout sens.
Par l’Inconnu:
A- Dieu, existe -t-il ou est il une fabrication de l’homme?
Freud s’est senti abandonné à 5 ans dans la cuisine de la maison; « pourquoi tout le monde était-il sorti ce jour-là? c’est là qu’il a pris conscience qu’il existait.”
Cet abandon serait à l origine de son athéisme puisque personne n’est venu le secourir lorsqu’il a appelé.
Plus tard vers l’âge de 13 ans, lorsque Freud a su que son père naturel n’était qu’un homme, un être impuissant, il l’a remplacé par Dieu, un père surnaturel, un être tout-puissant. « l’homme fabrique Dieu parce qu’il a trop envie d’y croire ».
d’où la théorie d’un dieu-père; C’est en tous les cas l’interprétation classique selon laquelle l’homme transfère son désir frustré d’un père idéal en le déplaçant sur l’entité divine.
Freud articule ainsi désir et illusion: la détresse infantile engendre le désir de protection du père et ce désir est à l’origine de la croyance en Dieu, c’est-à-dire de l’illusion en un Père tout puissant.
B- Dieu, créateur de la liberté de l’homme
Dieu n’est pas un Dieu vengeur. C’est un Dieu d’amour, qui a perdu la toute puissance et l’omniscience en créant les hommes, en leur donnant cette liberté.
C’est un Dieu capable de pleurer, de souffrir, mais pas de retirer aux hommes leur liberté. « J’ai fait l’homme libre. Libre pour le bien comme pour le Mal, sinon la liberté n’est rien »
C’est un Dieu qui entre en l’homme au travers de sa faiblesse. « un Dieu qui se manifesterait clairement comme Dieu, ne serait pas Dieu mais le roi du monde »…
“je suis un mystère,….pas une énigme”.
D’autres thèmes sont développés; en voici quelques-uns:
– la psychanalyse et les méthodes utilisées par Freud
– l’antisémitisme et les représentations du « juif éternel ».
Schmitt a remporté un vif succès lors de l’interprétation de cette pièce qui a remporté 3 Molières. Sa récompense a été de constater que « toutes sortes de spectateurs étaient personnellement touchés par la pièce : pour les juifs, « c’est une superbe méditation hassidique », pour les chrétiens, « une fantaisie pascalienne », pour les athées « le cri de leur douleur ». A la sortie du théâtre, les spectateurs discutaient « Qui est le visiteur »? Est-ce Dieu? Existe-t-il? !
Je vous laisse répondre…..
G.Bécheret
Vous pourrez écouter et voir cette pièce interprétée par la Compagnie Théâtrale du Collège Protestant Français.
1/3 https://youtu.be/l-TzySXXXPU
2/3: https://youtu.be/ILRpxPVmVuI
3/3: https://youtu.be/LobRq3I4jeQ