Atelier de Lectures Oecuménique du 25 mai 2023
Patricia Deplace présente le livre d’Anne SOUPA : “Le jour où Luther a dit non”.

Le jour où Luther a dit Non publié en 2017
Afin de mieux cerner l’évolution de la situation, j’ai choisi de présenter les chapitres dans l’ordre chronologique selon le plan suivant
I/ Introduction avec la présentation de l’auteure, du livre et des deux antagonistes
II/ Avant leurs rencontres (ch 1 à 6)
III/ Leurs trois rencontres (ch 7 à 14)
IV/ Après leurs rencontres (ch 15 à la fin)
I/ Introduction
* L’auteure :
Anne soupa, bibliste, est ancienne rédactrice en chef de la revue Biblia aux Editions du Cerf. Co-fondatrice avec Christine Pedotti du comité de la jupe et de la Conférence catholique des baptisé-e-s francophones.
* Le livre
Le moine et professeur Martin Luther, docteur en théologie, vient de publier ses 95 thèses, remettant en cause le commerce des indulgences dont tirent profit le pape, les évêques électeurs et certains princes.
Le pape envoie le cardinal Cajétan à Augsbourg, en Allemagne, pour amener Luther à se rétracter. Entre le 12 et le 15 octobre 1518, à trois reprises, ils tentent de débattre, mais très vite l’entretien tourne au dialogue de sourds.
Cette rencontre manquée, peu connue et racontée, constitue le 1er acte d’une grande tragédie de l’histoire, le déclenchement de la Réforme protestante.
C’est ce choc décisif qu’Anne Soupa raconte à travers ce roman où s’affrontent non seulement deux figures de croyants, mais aussi des enjeux bien plus vastes:
le pape – l’empereur, la Bible – l’Eglise, l’obéissance – la conscience, les œuvres – la foi.
Elle précise que son roman est fidèle à la réalité historique, car dans les semaines qui ont suivie, la rencontre a été consignée par les intéressés eux-mêmes. Son roman est vraisemblable. A part un enfant, un huissier, un sacristain et une nourrice, tous les autres personnages ont vraiment existé.
En fait, la Réforme s’annonçait dès les XIIè, XIVè et XVè siècle avec Pierre Valdo, Jean Hus le Bohémien, et Savonarole. Mais les yeux rivés sur les enjeux politiques de l’Europe centrale menacée par les Turcs, ainsi que sur la flatteuse construction de Saint-Pierre, Rome n’a pas vu venir le désastre.
Les antagonistes
Frère Martin Luther est né le 10 novembre 1483, dans une famille de paysans Son père est Hans Luder et sa mère Margarete Lindeman. Luder signifiant « appât » ou « charogne », c’est en 1517 que Martin décide de signer ses écrits de Martin Luther. Très marqué par l’omniprésence et la puissance du péché, il entre en 1505 dans l’ordre des ermites de saint Augustin. Tourmenté, Luther multiplie les confessions auprès de son professeur et confesseur Johann Von Staupitz. Il est ordonné prêtre en 1507 et devient docteur en théologie en 1512. Il enseigne la théologie à Wittenberg, ville du prince électeur Frédéric le Sage.
Thomas Vio , né le 20 février 1469, est appelé Cajétan depuis sa jeunesse car il est natif de la ville de Gaète en Italie. A 16 ans, il entre au couvent. A 18 ans; on l’envoie étudier la philosophie à Bologne. Il voyage bcp. Prêtre et professeur de philosophie, il s’active dans les joutes d’écoles entre dominicains (Saint Thomas d’Aquin) et franciscains (St Augustin). S’opposant à Pic de la Mirandole qui prône la distinction insurmontable entre foi et raison, il devient « docteur » subito. En 1508, il est élu Maître Général de l’ordre des Dominicains, puis nommé cardinal de Saint-Sixte, titulaire de la basilique Saint-Paul-hors-les-Murs à Rome.
Quelques indications sur les autres personnages ( à la demande d’une personne) :
Frère Johann Von Staupitz, ancien supérieur du couvent Ste Anne, ancien professeur et confesseur de Luther. Il est ami du prince Frédéric le Sage à qui il a demandé de plaider à Rome la cause de Luther
Christoph Von Stadion, évêque d’Augsbourg, de nature courtoise, sans rugosité, qui appartient à la noblesse locale. Il fait carrière dans l’Eglise grâce à des appuis locaux. Il dirige son diocèse d’une poigne ferme mais sans excès. Cela ne l’empêche pas de soutenir la réforme de l’Eglise, lancée depuis longtemps. A Bologne de 1495 à 1500, Von Stadion passe tous ses diplômes de droit canon. Indispensable pour une carrière ecclésiastique. Il reçoit Cajétan dans son palais épiscopal.
Jacob Fugger : le plus grand banquier de toute la chrétienté. Il prête de l’argent au pape, aux Archevêques et aux princes de l’Empire. Fervent défenseur des indulgences. En 1518, Jacob a 59 ans ; son épouse Sybille 38 ans
II/ Avant leurs rencontres (ch 1 à 6)
4 septembre 1517, 9 heures : (ch 3)
Au couvent de Wittenberg, dans la grande salle réservée aux « disputatio », mode courant d’examen dans les universités à partir de thèses proposées par un maître et défendues par son étudiant.
En présence d’étudiants et professeurs, face au doyen de la théologie sacrée et au jury, Franz Günther, étudiant du docteur Martin Luther, soutient sa «disputatio» relative à une « Controverse sur la théologie scolastique » en vue du titre de bachelier biblique.
Les 97 thèses de son bouillant et brillant professeur sont une véritable déclaration de guerre contre Aristote, le principal auteur enseigné dans la plupart des universités.
Mais en bon tacticien, Luther lui avait préparé une solide armure utilisant Augustin, illustre docteur de l’Eglise. En effet, Augustin avait ferraillé contre le moine irlandais Pélage, qui affirmait pouvoir « mériter » son salut par ses œuvres bonnes. Dieu ne serait alors qu’une marionnette, une chambre d’enregistrement? Pélage fut condamné. Franz résume ensuite 40 thèses par « nous ne sommes pas rendus justes en accomplissant des œuvres justes, mais rendus justes, nous accomplissons des œuvres justes. »
C’est la foi et non la Loi qui sauve. Pas besoin de passer par le judaïsme et ses rituels.
Pour conclure, Franz arrive à la thèse 50 « Aristote est à la théologie ce que l’obscurité est à la lumière ». Or Aristote et à sa suite les dominicains avaient pour thèses que « l’être humain ni bon, ni mauvais de « nature », peut par ses œuvres se rapprocher de Dieu et contribuer à la justice que Dieu donne.»
Il conclut « Aristote ne peut concevoir le salut apporté par la croix du Christ. Il n’a donc pas sa place dans le parcours de théologie ». Et Il fut déclaré admis.
Le mois suivant, la veille du pèlerinage de Toussaint, furieux contre la vente des indulgences, Luther placarde ses 95 thèses sur la porte de l’église de l’université.
Il devient alors celui dont les propos sont imprimés et diffusés dans l’Europe entière.
Déjà les ennemis se profilent : des collègues de l’université d’Erfurt, l’Archevêque de Mayence qui dès novembre 1517, saisit Rome de l’affaire, le dominicain Tetzel, qui en mai 1518, fait imprimer des thèses pour défendre les indulgences et la suprématie du pape, le maître général de son ordre, des universitaires, puissants et déterminés à Heidelberg, Leipzig, Louvain, Cologne et bientôt Rome.
Dimanche 11 oct 1518 18h : (ch 4) l’évêque et le dominicain.
Depuis juin 1518, Cajétan, en tant que légat du pape, loge à Augsbourg, au palais de l’évêque Von Stadion. Plus pratique pour gérer les multiples rencontres et négociations avec les divers dirigeants des principautés ou les ecclésiastiques allemands.
Ce soir-là est la veille de sa rencontre avec un moine faisant un peu trop parler de lui.
Von Stadion apprécie l’intelligence sobre de Cajétan, qui découvre une spontanéité de parole peu rencontrée dans les milieux de la curie romaine, en mal de relations et d’intrigues. Von Stadion soutenait la réforme de l’Eglise, lancée depuis très longtemps, prenant forme d’abord dans les ordres religieux, et depuis peu dans le clergé séculier, où il constatait souvent des abus. Ils évoquent les joutes intellectuelles entre Augustiniens et Dominicains, que Cajétan, en tant que professeur de philosophie, se devait de défendre farouchement sans la moindre nuance. Tenant l’obéissance pour vertu, celui-ci trouvait toujours décevant de voir combien l’enseignement de l’Eglise était mal connu.
Von Stadion reconnaît qu’il y avait en certains lieux de la Sainte Eglise un assèchement de l’enseignement, détaché des besoins des fidèles, canalisés comme des moutons vers des pratiques dérisoires plutôt que vers une vraie ouverture des cœurs, et à qui on promettait qu’ainsi ils seraient quitte de leurs péchés. Cajetan écoute et découvre que l’évêque était l’un de ces réformateurs qui ne faisaient pas de bruit, mais évitaient à l’Eglise de dangereux soubresauts.
(ch 5) Quand une croisade en cache une autre :
En fait, le cardinal Cajétan était venu à Augsbourg pour une mission hautement politique. Nommé légat l’année précédente par le pape Léon X, il devait convaincre les puissants d’Allemagne de financer par les indulgences une croisade contre les Turcs, menace de la chrétienté, en Méditerranée et dans les Balkans. Le 5 août 1518, il fut reçu à la Diète de l’empire, au grand complet, dont l’empereur Maximilien 1er, assis sur son trône.
Les Allemands s’insurgent en disant que c’est la 4è en moins de 20 ans !
Un prince soulève le cas de Luther, exhortant Cajétan à une autre croisade, celle de se renseigner sur ce moine qui ameute le peuple contre ses princes et contre Rome !
« C’est ton devoir d’y porter remède ». Puis l’empereur Maximilien écouta la plaidoirie de Cajétan, et refusa de financer la croisade. Même refus du roi de France au légat envoyé.
L’Empereur s’était plaint auprès du pape des propos de Luther sur les indulgences, lui demandant de statuer sans délai sur son hérésie. Le pape missionna Cajétan de faire comparaître Luther, de l’absoudre s’il se rétractait, et s’il n’y consentait pas, de le mettre en prison et de l’envoyer à Rome. S’il ne se présentait pas, il reviendrait au pape de le déclarer hérétique et de l’excommunier.
Par un 2è écrit, le pape parlait de ce moine avec des termes plus durs tout en semblant le protéger. En effet, l’électeur de Saxe, Frédéric le Sage, défendait son protégé jusqu’à Rome. L’absence d’un possible débat théologique avec Luther qui lui aurait permis de se rétracter, contraria Cajétan, en bon dominicain rompu à ce genre d’exercice. Mais le pape avait choisi une approche plus politique et brutale. Avec honnêteté et méthode, Cajétan prit connaissance de tous les écrits de Luther. Le 12 octobre, il se rend chez le plus grand banquier Jacob Fugger qui lui avait offert sa maison pour y faire comparaître Luther.
Dimanche 11 oct 151819h : (ch1)
Vive conversation avec frère Johann Von Staupitz, professeur et confesseur de Luther. Il est l’ami du prince électeur Frédéric le Sage à qui il avait demandé de plaider à Rome la cause de Luther.
Il présente le cardinal comme un religieux détaché de tout appât du gain, dénué de tout sens de l’intrigue, désireux de réformer l’Eglise autant que Luther. Il demande à Luther de ne pas être trop téméraire et de rester prudent. Luther lui dit : Comment pourrais-je craindre un vrai débat ? Je suis l’une des voix qui appellent l’Eglise à plus de sainteté en se réformant. Je ne suis qu’un catholique qui proteste. Plus j’aime mon Eglise, plus je la veux digne du Christ, son époux. »
Von Staupitz lui rappelle que l’Eglise a de multiples visages, qu’elle est visible et invisible, sainte et pécheresse, séculière et spirituelle. Luther rétorque : « Troquer les biens du ciel pour de l’argent, jamais ! Seul Dieu peut réformer l’Eglise. Nul ne connaît le temps. Mais entre-temps, nous ne pouvons renoncer à rejeter des abus » Que fais-tu de l’honneur ?
Lundi 12 octobre 1518, 4 h (ch 2) à matines, au couvent Sainte Anne.
Pour Luther, auparavant tourmenté, le péché n’était jamais pardonné. Il se mortifiait. Des années durant, le théologien Gabriel Biel avait enténébré sa vie intérieure. Ce matin-là, se sentant aimé de Dieu, il fut comblé par une grâce qu’aucune plénitude n’égalait.
Lundi 12 octobre 1518, à l’aube (ch 6), chez Jacob et Sibylle Fugger
Contrôlant tout, Jacob organisait avec sagesse le fonctionnement de ses succursales de Milan, Venise, Madrid. Il vivait sobrement néanmoins.
Il dit à son épouse : «ce moinillon fait le jeu des querelles entre les princes qui aiment à se vanter. Ce sont les théologiens qui font les porte-voix. Je prête de l’argent au pape pour qu’il soit élu. Pour me rembourser, il n’est pas choquant de le faire par le pouvoir des clefs. Le Seigneur Jésus lui-même a confié ce pouvoir à Pierre. Et qui dit Pierre, dit pape son successeur. Il rassure les âmes en les libérant de leurs fardeaux par des indulgences, puisées dans le trésor des mérites du Christ. Sans indulgences, je ne pourrai plus commercer avec les Etats pontificaux ».
Sybille, son épouse, était troublée par l’audace de ce moine, par la sincérité et la vigueur avec lesquelles il parlait de Dieu. Jacob est persuadé, que face au maître en théologie et à ses arguments, Luther se rétractera. La meilleure solution pour que tout rentre dans l’ordre, sans bûcher.
III/ Les trois rencontres (ch 7 à 14)
12 octobre 1518, 9 heures : (ch 7) Tu crois ou tu ne crois pas ?
Luther montra le sauf-conduit signé du prince Frédéric le Sage avec l’accord du cardinal disant qu’il ne peut faire l’objet d’une arrestation.
Cajétan : «nous sommes entre gens de parole. Entrons dans le vif du sujet. Je serai bref, alors mon fils, crois-tu ou ne crois-tu pas ?». Intérieurement Luther gronda de douleur. Fallait-il disposer du pouvoir de terroriser les âmes pour en venir à défier quelqu’un de prouver sa foi ! Même le Dieu tout-puissant n’oserait pas me le demander. Il me dirait « ta foi t’a sauvé”. Cette foi, censée être le ciment entre tous les croyants, il découvrait que son Eglise la suspectait, l’analysait, la jugeait, pour éradiquer, arracher, exclure, et ne plus être finalement qu’un instrument de division entre les fidèles.
Plus humilié que le pire des malfaiteurs, il bafouilla « credo, j’ai toujours été un moine fidèle et scrupuleux». La banalité de la réponse surprit Cajétan qui décida d’être prudent. Il lui dit « je te pose la question pour que simplement, tu puisses dire ce que tu penses. Tu as publié des thèses qui contiennent un certain nombre d’erreurs. Il te faudra les révoquer, et t’abstenir de tout ce qui pourrait dans l’avenir troubler l’Eglise ».
Luther dit « Le Seigneur a demandé aux pécheurs la conversion de leur cœur. Il a voulu que leur vie entière soit une pénitence (thèse 1). La vraie contrition recherche et aime les peines ; l’indulgence, en revanche, remet les peines et nous inspire une aversion contre elles (thèses 94 et 95 ; 39). Pour le salut des âmes, je préfère une contrition qui se passe d’indulgence plutôt qu’une indulgence qui dispenserait de la contrition. C’est la vérité inscrite dans les cœurs qui importe».
Sur un ton docte et autoritaire, Cajétan dit « Que la vérité s’applique d’abord à donner des fruits d’obéissance et de fidélité à la sainte Eglise.
Luther cite Jérémie « je mettrai ma Loi au fond de leur être et je l’écrirai sur leur cœur », Cajétan s’agace « ton ardeur t’a poussé à des assertions fausses. Tu as parlé contre la bulle Unigenitus de notre pape Clément VI qui détermine la valeur des indulgences, rappelant un Trésor de l’Eglise que l’on peut vider pour racheter les péchés et remplir par les mérites du Christ et des saints.» Luther affirme que les mérites du Christ, càd son enseignement, ses miracles et surtout sa Passion, sont notre patrimoine le plus cher et sauvent les fidèles que nous sommes. Mais ils ne justifient pas les indulgences.
Cajétan insiste sur l’importance de la bulle pour les justifier
Luther évoque les possibles impasses de tout croyant, pape compris ; mais ne met pas en doute ses décrets lorsqu’ils s’appuient sur les Ecritures. Il n’est ni rare ni nouveau que les Saintes Ecritures soient tordues et déviées de leur sens par les pontifes ou les docteurs !
Cajétan évoque le pouvoir des clefs de Pierre.
Luther rétorque « mais ce pouvoir n’autorise pas tout. Je m’étonne que le pape ose prétendre régler ce qui se passe dans le royaume des cieux. Aurait-il pouvoir sur Dieu ? »
Cajétan : il n’a pas pouvoir sur Dieu, il l’a reçu du Christ
Luther : il ne l’a pas reçu pour lui, comme un monarque du monde. Il l’a reçu pour l’exercer au nom de l’Eglise entière. Il évoque l’injustice crée pour les âmes privilégiées.
Cajétan : le pape ne refuse jamais l’indulgence à celui qui n’a pas de quoi payer. Les âmes fortunées souhaitent collaborer aux besoins de l’Eglise. Sache que je réprouve et condamne le commerce autour de ces indulgences.
Luther : commerce où les dominicains sont passés maîtres. Prélats du pape, n’avez-vous pas honte aussi ? Comment pouvez-vous faire du Christ la monnaie de vos commerces ?
Cajétan : je te le concède. Ces pratiques sont condamnables
Luther : n’est-il pas étrange que l’on me demande de renoncer à « mes » erreurs, alors que ce sont celles de l’Eglise qui sont en cause ?
Cajétan : les erreurs de l’Eglise ne me font pas oublier les tiennes ! Je ne suis pas ici pour faire le procès de la sainte Eglise
Luther : qu’on me prouve mes erreurs avant de me les imputer ! Les indulgences sont contraires à ce qu’a voulu le Seigneur. Mieux vaut se fier à de bonnes actions, comme la contrition devant ses fautes, qu’aux grâces octroyées par le pape.
Cajétan tente une distinction : Par sa Passion, le Christ a ôté les obstacles provenant du péché originel et a statué qu’il reviendrait à Pierre, par le pouvoir des clefs, d’ôter les obstacles revenant aux péchés actuels.
Luther : Rogner le champ de Dieu, vous semblez n’avoir que cette ambition en tête. C’est bien le fruit de vos ambitions temporelles.
Cajétan : je l’admets, le pape ne peut pas d’autorité absoudre les âmes qui sont au purgatoire, mais il peut dispenser d’autorité pour elles le Trésor des mérites du Christ de telle manière qu’elles soient absoutes par mode de suffrage (note : prières, messes…). Ce faisant, le pape ne dépasse pas les limites de sa juridiction
Luther : j’aime à entendre que ce ne serait pas l’autorité du pape, mais celle du peuple des fidèles qui, par ses prières et ses dévotions, parviendrait à absoudre les âmes.
Cajetan : ton insistance à débouter le pape m’inquiète. Tu contrefais un acte de bonté du Saint-Père en manœuvre sordide. Le calomnierais-tu ?
Luther : celui-ci n’est pas tant en cause que le cœur du croyant. C’est ce cœur qui est capable de contrition et c’est lui qui recevra la grâce ou ne la recevra pas. J’ai placardé mes thèses pour inviter à une réelle contrition, qui seule peut permettre à la grâce de donner de bons fruits
Cajétan : pourquoi les indulgences empêcheraient-elles la contrition ?
Luther : parce que les prédicateurs d’indulgences se gardent bien de la prêcher ! Ils ne font qu’en vanter les bienfaits au peuple et l’exciter à en acheter ! Ta Paternité qui a eu la haute main sur l’ordre, n’aurait-elle pu amener ceux des commissaires qui sont dominicains à dire toute la vérité au peuple ?
Cajétan reçut le choc de plein fouet, pris à contrepied du sens de l’équilibre qu’il vantait.
Il devait montrer l’unité de l’Eglise. Il lui répondit : «C’est bien un travers de jeunesse de le critiquer ainsi alors qu’il porte toute l’histoire de l’Eglise, toute sa sagesse aussi. Dieu lui a fait une promesse ; que t’a-t-il promis à toi qui sembles vouloir décider pour lui ?
Luther : et s’il avait raison ? Etre l’homme des conciliations difficiles, ou même improbables, n’était-ce pas ce à quoi tout le monde aimerait tendre, plutôt qu’être celui qui rompt les équilibres ? Se pouvait-il que lui, Luther, n’ai rien deviné d’une sagesse trop subtile pour lui ? Qu’il ne connaissait rien à la vie ?
12 octobre 1518, 11 heures : (ch 8) Ma conscience est mon trésor
Cajetan : sur cette question des indulgences, je voulais paternellement te rappeler qu’il te faut reconnaître sans tarder ton erreur. Je maintiens que tu t’égares à deux titres :
* tu ne reconnais pas à sa juste portée le pouvoir des clefs conféré au Saint-Père
* tu ne comprends pas bien comment l’action de Dieu s’articule avec celle des hommes.
D’une part, tu inclines à des positions radicales, qui te font préférer le mieux au bien. Or le mieux exacerbe la soif d’exigence et fait préférer l’exploit plutôt que la juste mesure.
D’autre part, pour la seconde de tes erreurs, il s’agit du sacrement de pénitence.
Pour toi, l’absolution des péchés ne confère pas la grâce du pardon si le bénéficiaire n’y croit pas. Tu négliges le pouvoir du prêtre qui administre le sacrement
Luther : Il ne peut être que celui que ma foi lui reconnaît.
Cajétan : pas du tout. Son pouvoir est bien supérieur : il vient de Dieu qui l’a confié aux évêques, puis aux prêtres
Luther : ce pouvoir n’est rien si je ne le reconnais pas. Un sacrement ne justifie personne et n’est utile à personne. Ce qui justifie, c’est la foi dans la Parole de la promesse à quoi vient s’ajouter le sacrement. Car c’est la foi qui justifie et accomplit ce que le Baptême signifie ». Certes, la foi du ministre est, elle aussi, de rigueur…
Cajétan : la foi du ministre pourrait manquer que le sacrement resterait valide. Le pardon serait donné.
Luther reconnaît qu’un prêtre pourrait être hérétique et schismatique que le sacrement, non seulement resterait valide, mais pourrait tout de même délivrer la grâce du pardon, non par magie, mais bien par la foi du bénéficiaire. Si celle-ci manque, le pardon serait peut-être donné mais il serait inefficace. Il n’y aurait aucune conséquence, aucun fruit.
Luther demande à Cajétan : que disent tes maître ou ton expérience sur ce débat : Repentir d’abord, découverte de l’amour ensuite ou découverte de l’amour d’abord et repentir ensuite ? Jésus met l’amour avant toute chose. Exiger de quelqu’un qu’il se repente s’il ne sait pas encore qu’il est aimé ne sert rien. A rien, sinon à le vider de son humanité même, et pire encore, à lui faire tenir le couteau qui le mutile.
Cajétan : d’où sais-tu que Dieu a décidé ou non de donner sa grâce ?
Luther : nul ne peut connaître ce que Dieu donne, quand il le donne et à qui il le donne
Cajétan : ta manière de voir est fausse. Tu contestes le pouvoir des clefs conféré à Pierre par Jésus. Pourquoi ruines-tu la confiance que les fidèles mettent en leurs prêtres.
Luther : pouvoir, n’a-t-on que ce mot à la bouche à Rome ? Regarde plutôt l’esprit de l’Ecriture et non cet unique verset que la cour romaine s’empresse de sacraliser. Le pouvoir des clefs ne donne pas la faculté de sauter à pieds joints par-dessus les fidèles. Les chrétiens ne sont pas les sujets obéissants d’un monarque qui s’appellerait « pape ». Leur baptême les rend membres d’une société, l’Eglise. En conséquence, tous sont libres s’ils se fient à Dieu. Cet engagement pour Dieu, c’est la conscience, libre, souveraine, qui le prend. Personne d’autre, ni le pape, ni aucun ministre du culte.
Cajétan : comment oses-tu laisser le bénéficiaire décider à la place de Dieu ?
Luther : si je te comprends bien, Dieu est du côté du ministre et nulle part ailleurs. Encore une fois, l’Eglise met la main sur Dieu. La foi ne suffit peut-être pas mais elle est indispensable. Je maintiens que si la conscience personnelle n’est pas sollicitée c’est en vain que l’Eglise pardonne. Les évangélistes ont vu, ont cru et l’ont fait savoir. C’est le témoignage de leur foi qui a été le plus fort.
Cajétan : tu vantes la place de la foi et tu négliges la place des œuvres. Folie ! Oublierais-tu que la foi est elle aussi une œuvre humaine ?
Luther : La foi est œuvre de Dieu, non de l’homme, ainsi que Paul l’enseigne. Je lis les Ecritures et je les écoute
Cajétan : et tu sous-estimes le don de Dieu fait à l’Eglise. Pire, tu le méconnais, tu l’écrases de ton orgueil
Luther : je le rends à chacun de ses fidèles
Cajétan sortit de ses gonds : arrière Satan ! Tu ne m’entraineras pas dans un débat dont je ne veux pas. Renonce à tes erreurs et tout ira bien pour toi.
Luther reçut le coup sans broncher. Il avait mis le cardinal à bout. Il arrivait à penser que le légat avait peur de ses thèses et qu’il serait bien embarrassé pour le réfuter.
Cajétan lui demande de se revoir le lendemain
Luther : j’accepte de revenir, mais je dois te dire que ma conscience ne pourra me tirer hors de la droite route que je viens de dessiner.
12 octobre 1518, 16 heures : (ch 9) Les larmes de Sybille Fugger
Sybille souffrait de ne pas donner à son époux l’héritier tant attendu. La veille de la semaine de prédication des indulgences, le prédicateur tonnait « les indulgences sont le don le plus précieux et le plus sublime de Dieu ». Elle pensa qu’enfin purifiée, elle pourrait être enceinte. Il lui fit valoir qu’étant donné sa condition, elle ne serait pas délivrée de ses péchés si l’aumône n’était pas à la hauteur de sa grande fortune. Elle acheta une liasse d’indulgences plénières, disant : « Dans la puissance de tous les saints et pris de pitié pour toi, je t’absous de tous tes péchés et je te fais grâce de toute punition pendant dix jours ». Signé Johann Tetzel. Elle a honte : « notre Eglise est en train de devenir une vaste foire où le salut s’achète ».
13 octobre 1518, 8 heures : (ch 10) La visite de Jacob Fugger à Cajétan
Jacob : Ce Luther en affirmant de manière aussi catégorique que les œuvres n’ont pas de part au salut, ruine tout ce qui fait ma vie. J’incline à penser que l’œuvre de création commencée par Dieu et continuée par les hommes est déjà l’aube du salut.
Cajétan : c’est ce que Sa Sainteté défend lorsqu’elle dit que les œuvres humaines ne font certes pas le salut-ceci condamné depuis l’Antiquité-mais qu’elles y contribuent, parce que le bien, que Dieu veut faire, passe par nous…Dieu se rend présent dans nos œuvres en particulier dans le ministère du prêtre, puisque Jésus a donné à Pierre le pouvoir des clefs. C’est pourquoi Luther a tort de nier l’efficacité du sacrement de pénitence. Celui-ci est capable de plus de puissance que la foi du récipiendaire.
Jacob : c’est l’obéissance au pouvoir du Saint-Père qui me permet de croire que, par nos œuvres, nous coopérons tous, même modestement, au salut.
Il exprima la lourde responsabilité du Saint-Père qui ne peut, ni ne doit faillir, par sa probité, son discernement, sa foi surtout. Mais il peine à croire que les éminences de la curie puissent se dire véritablement et en toutes circonstances, au service de Dieu.
Cajétan acquiesça d’un geste vague qui ne démentait ni ne confirmait. Il ne lui était pas si facile de plaider pour ses pairs. Jacob insista : le dénigrement que Luther inflige aux indulgences fait du mal au commerce car il ruine la confiance des acheteurs. « Réduis Luther au silence, c’est urgent ! »
Cajétan envisagea alors une procédure avec une probable excommunication, qui sembla trop lointaine et incertaine à Jacob, revenu d’une entrevue avec l’empereur. Celui-ci a promis que si Cajétan prononçait l’excommunication de Luther dès le lendemain, son sauf-conduit cesserait sur le champ et il pourrait le faire arrêter. La détermination de Jacob Fugger surprit Cajétan et le glaça d’effroi. Dans ce personnage pieux et courtois, il y avait un aigle qui avait repéré sa proie et fondait sur elle. Cinglant, il lui dit : le mandat que m’a donné le Saint-Père ne comporte rien de tel. Une décision d’excommunication doit se prendre en concertation, émanant du Saint-Père avec son conseil. Jacob lui fait craindre le renfort des partisans de Luther dans les mois à venir.
14 octobre 1518, 9 heures (Ch 11) Rétracte-toi !
Avec Martin Luther, 8 autres personnes dont 4 sénateurs du prince Frédéric le Sage, le père Johann Von Staupitz, un notaire pour consigner les échanges et deux témoins. Voix sourde, contrariété dans les yeux, Luther dit : « devant les témoins et amis ici présents, je proteste officiellement de mon total respect pour la sainte Eglise romaine dans tous ses dires, passés, présents et futurs. Je n’ai rien dit qui soit contraire aux Ecritures, ni aux Pères, ni aux décrétales des pontifes, ni à la droite raison ».
Un sénateur prit la parole : Frédéric le Sage fait savoir qu’il n’aurait pas hésité à remettre Martin Luther entre les mains de Rome s’il lui avait paru gagné par l’hérésie. Puisqu’il s’agit simplement d’opinions librement discutées au sein de la communauté des docteurs, il pense que la question doit se résoudre entre universités et non devant une cour romaine. Nous, sénateurs ajoutons que nous ne voyons rien dans les paroles du révérend Martin Luther qui soit contraire à la foi de la sainte Eglise. Cajétan garda le silence.
Luther reprit : je suis prêt à me soumettre si l’on me démontre en quoi j’ai mal dit. Je suis prêt à présenter mes dires au Souverain Pontife, solliciter l’avis de prestigieuses universités. Il cita celle de Paris. Cajétan se souvenait de celle-ci, soutenue par le roi de France, qui avait osé condamner l’un de ses ouvrages destiné à montrer la supériorité du pape sur les conciles. Aux yeux de Rome, Paris restait une menace.
Cajétan : frère Martin Luther, je te redemande instamment de te réconcilier avec l’Eglise.
Luther : d’où vient que l’on attend de moi de reconnaître une faute que je n’ai pas commise. ? Que ta Paternité me démontre mes erreurs et je me rétracterai
Cajétan : rétracte-toi et tout rentrera dans l’ordre
Envahi d’une tristesse immense, Von Staupitz regarda tour à tour Luther et Cajétan sans parvenir à s’interposer entre eux pour interrompre leur combat mortel.
Luther suggéra : je ne vois qu’une manière d’avancer : que je couche sur le papier les idées que je défends et qu’elles soient ensuite soumises à examen.
Cajétan : Je ne te suis nullement hostile. Je t’ai écouté avec bienveillance et t’ai clairement indiqué tes erreurs. Je suis devant toi au nom du Souverain Pontife. Je ne suis pas le docteur que tu attends. Rétracte-toi !
Luther : entends d’abord mes thèses, débats avec moi et s’il est avéré que je me fourvoie, je me rétracterais
Cajétan : je ne suis pas ici pour débattre mais pour entendre ta rétractation. Traître ! Ta désobéissance est un péché mortel. La voilà ta faute. Je te donne ta dernière chance, demain, ici, à la même heure.
14 octobre 1518, 10 heures (Ch 12) Les opuscules cachés
Comment Luther ne voyait-il pas que le Saint-Père, dans sa sagesse et dans sa raison, préservait l’unité de tous les fidèles selon des décrets éprouvés par le temps ? Si ces préceptes , venus des docteurs, des Pères, du pape, en somme ceux de toute l’Eglise, avaient tenu au fil des siècles, c’est bien parce que la parole de Jésus donnant à Pierre le pouvoir des clefs avait fait ce qu’elle promettait : elle avait rendu ce pouvoir inspiré, divin et digne de foi. En conséquence, le sens commun de l’Eglise tel qu’il s’exprime par la tradition et par l’autorité du pape repose donc bien sur la volonté du Christ. N’obéir qu’aux Ecritures fait oublier à Luther que Dieu qui se révèle, n’est pas le seul objet de notre foi. Il y a un second objet à cette foi, sur lequel nous devons nous appuyer de manière infaillible, qui est le sens et la doctrine de l’Eglise.
Une fois dans son bureau, Cajétan sortit de son armoire la copie des œuvres de Luther, où figuraient des signets aux pages qu’il voulait commenter. Elles traitaient des indulgences, du sacrement de pénitence et de l’excommunication. Tel un horloger face à un mécanisme complexe, il allait démonter méthodiquement la logique d’une pensée autre que la sienne pour y répondre par un langage d’une insupportable sécheresse et d’une brièveté presque insolente, surprenante chez un homme capable, dans d’autres circonstances, de prononcer des discours sensibles et empreints d’une sagesse puisée dans la justesse de sa propre existence.
Il organisa ainsi sa rencontre avec Luther, il écrivait pour clarifier sa pensée sans souhaiter que ces opuscules lui parviennent. Il s’était engagé à ne pas ouvrir le débat.
En réponse à Flavio, son fidèle serviteur qui pensait que la compréhension entre tous les croyants était ce que son maître souhaitait de mieux pour l’Eglise, Cajétan affirma :
on ne débat pas avec des hérétiques. Notre Eglise a moins besoin de débat que d’obéissance. Flavio en pensant au bûcher évoqué la veille dit: l’obéissance peut tuer.
Cajétan : c’est d’abord l’orgueil ou la folie des hommes qui tue. Pas l’obéissance.
Jeudi 15 octobre 1518, 10 heures (Ch 13) Dans les coulisses du salon vert
Luther se présente pour la 3è fois, avec une cohorte sans les sénateurs. Von Staupitz ne voulait pas laisser son protégé s’exposer seul à la mécanique dominicaine.
Ce jour, chacun allait vers l’autre sans illusion. Luther espérant ouvrir un vrai débat, Cajétan obtenir une rétractation qui aurait contenté le Saint-Père. Mais personne n’y croyait vraiment. Restait le miracle: que les deux hommes s’expliquent, se comprennent.
Sibylle : Luther ne dit rien qui ne soit conforme à ses enseignements. Il ne fait que rappeler les Ecritures. Bien sûr, il les interprète, mais leur est-il moins fidèle que le pape ? Ce sont les indulgences qui sont la cause du désordre. Luther n’est pas un hérétique. Mais tous ses accusateurs le pousseront tellement qu’il finira par le devenir.
Jacob : je ne m’offusque pas que les papes défendent leurs droits, même temporels, car ils le font pour le bien de tous. Pense aux Turcs qui sont à nos portes. Si Luther répand ses idées subversives, le Saint-Père sera raillé, affaibli, son action tôt ou tard, entravée. Et sans tarder, mon métier sera en péril.
Sibylle : L’Evangile est le souffle qui l’habite. J’ai débusqué un marchandage indigne d’un chrétien, dont j’ai été la victime
Jacob : je ne vends que de la confiance bien placée dans la parole du Saint-Père, laquelle est issue du pouvoir des clefs dont il dispose de par la volonté même de Dieu.
Sibylle : Tu imposes aux autres une pratique dont tu te dispenses. Tu fais circuler un poison et tu refuses de le goûter ! La foi me donne de croire que je suis sauvée parce que je suis aimée. Telle que je suis malgré toutes mes faiblesses.
Jacob : moi, je crois que je suis aimé lorsque je suis membre d’une Eglise qui me protège et me donne la nourriture dont j’ai besoin.
Puis elle entendit Cajétan dire : ne reparais plus devant moi tant que tu ne seras pas prêt à te rétracter. Elle était à sa juste place, écouter ceux qui ne s’écoutaient plus.
Jeudi 15 octobre 1518, 11 heures (Ch 14) « c’est au-dessus de mes forces »
Luther bouillait de colère de n’avoir pu débattre avec un homme dont on prétend qu’il déboute les plus grands débateurs.
Von Staupitz : vous faisiez peine à voir, chacun perdu dans son univers, dos à dos plutôt que face à face. Je reconnais que j’ai sous-estimé l’ampleur du fossé entre vous.
Luther : Cajétan est un mécanicien de l’Eglise. Il décortique, classe, inventorie, garde les uns et chasse les autres. Il ne s’occupe ni des Ecritures ni de l’action du Seigneur dans les âmes. Voilà ce que je reproche aux thomistes et à toute cette scolastique desséchée.
Von Staupitz : fais la part des choses. La tâche de Thomas et Cajétan à sa suite n’est pas sans importance: des passerelles, des ponts jetés entre des univers de pensée différents.
Luther : C’est peut-être un bon thomiste, mais il ne vaut rien comme théologien. L’autorité vraie est celle qui triomphe du débat, pas celle qui le refuse. Je vais me défendre, je vais consigner ces entretiens et les publier au plus vite ; le monde entier verra sa maladresse. Et surtout, je vais écrire au pape.
Von Staupitz annonce alors à Luther que le maître général des Augustins autorisait son transfert à Rome.
Luther : il va permettre mon arrestation ? Mais c’est le dernier des traîtres ! Ne pouvais-tu t’y opposer ? N’ai-je plus aucun ami ?
Von Staupitz : je n’ai aucun pouvoir pour résister au maître général Mais je pense qu’il est prudent que je te délie dès à présent de ton vœu d’obéissance. C’est dans le cadre de ma responsabilité. Tu seras libre de faire à ta guise.
Von Staupitz avoua que Cajétan lui avait demandé de le convaincre de se rétracter.
« Je lui ai dit que c’était au-dessus de mes forces d’essayer de te convaincre.
Cajétan : mais si tu le fais à l’aide des Ecritures, il se rétractera
Von Staupitz : c’était au-dessus de mes forces de trouver quoique ce soit de ce genre dans les Ecritures.
Il pressentait le pire. Luther allait-il devenir un excommunié, un banni retranché au milieu de ses certitudes et entouré de quelques fidèles. Il était séduit par la justesse avec laquelle Luther redisait que le christianisme n’était ni une doctrine, ni une obéissance aveugle, mais d’abord une vie avec Dieu. Et c’est la foi qui ouvrait à cette vie. En regard, Rome avait sa logique, toute militaire, faite d’obéissance au pouvoir des clefs.
IV/ Après les rencontres (ch 15 à la fin)
Jeudi 15 octobre 1518, 13 heures (Ch 15) Luther et l’évêque d’Augsbourg
A la fin de l’entretien avec Cajétan, Von Stadion veut connaître Luther au cas où il devrait s’exprimer à son sujet.
Von Stadion : de nos jours la parole porte loin ! Les imprimeurs s’en chargent et bien au-delà de l’arène universitaire Mais qui peut affirmer que cette effervescence d’idées nouvelles enrichit notre sainte Eglise ?
Luther : Il me tarde que chacun puisse lire la Bible dans sa propre langue. Il n’existe pas de meilleur chemin vers la vérité.
Von Stadion : Nos Ecritures sont encore à découvrir. Tous ces travaux stimulent notre foi et la régénèrent.
Luther insiste : nul n’est dispensé de voir son péché. Le nier ne l’empêche pas d’agir, à notre insu ! Nous sommes dupés par la séduction des indulgences et autres réconforts.
Von Stadion : quel homme de Dieu ne t’approuverait ? Mais à trop insister sur le péché, tu oublies la main qui t’a façonné, nourri et secouru. Tu oublies aussi le bien que tu fais.
Luther : à trop exalter nos œuvres, nous risquons de voir les hommes se comporter comme le pharisien de la parabole. Nous les rendons fats, clos sur eux-mêmes.
Von Stadion : Nos œuvres sont à rendre à Dieu. Je préfère tout accepter en moi et demander au Seigneur de m’aider. Le poids de la faute peut tuer.
Luther : il tue le vieil homme, car il œuvre contre la grâce. Mais il permet à l’homme nouveau de naître. La vie devient vraiment chrétienne lorsque l’Esprit fait irruption et que le croyant se remet totalement dans la main de Dieu.
Von Stadion : Tu ne peux pas fonder tout un système sur la seule base d’une expérience personnelle. Vois la diversité des êtres. La faute ne peut tout dire de l’amour donné par le Christ, ce bien avant de souffrir, en guérissant, enseignant, et pardonnant. Il nous faut tenir sur quelques principes fermes. Mais au-delà… combien de chemins vers Dieu ? Combien de demeures ? Laissons Dieu dans sa miséricorde et sa justice, en décider. Partout où il y a de l’amour, Dieu se laisse rencontrer.
Luther s’évadait. Les paroles de l’évêque descendaient en lui, réconfortantes. Pourtant il résistait, voyant que, pour répondre aux excès du temps, il fallait de la force.
Il était l’homme du moment. Il devait s’y résoudre.
Jeudi 15 octobre 1518, 15 heures (Ch 16) Avec les étudiants de Wittenberg
Première urgence, écrire à Cajétan pour éviter que sa position ne soit déformée.
Par déférence, il transmet ses regrets d’avoir été irrévérencieux envers le pape.
Par ruse, il porte sa déclaration solennelle de ne plus parler d’indulgences. Par foi, il indiqua que sa conscience ne pourrait accepter que des arguments fondés sinon dans les Ecritures, au moins dans les conséquences indirectes de l’enseignement du Christ.
Puis quelle joie de revoir dans une auberge Franz Günther, ses étudiants de Wittenberg, des collègues acquis à sa cause, tous soucieux de participer à une joute qui s’inscrivait à la fois dans l’histoire de leur peuple et dans celle de l’Eglise. La nation allemande n’était-elle pas en train de traverser les soubresauts de sa naissance ?
Luther avait tenu bon en refusant de se rétracter. Tous manifestèrent leur détermination à s’engager à ses côtés pour une réformation de l’Eglise. Face aux scolastiques qui dénaturaient la foi, il savait que les difficultés façonneraient l’histoire de chacun et de leur cause commune.
Jeudi 20 novembre 1518, 22 heures Ch 17 Sous le baldaquin des Fugger
Retrouvailles des époux après un mois d’absence de Jacob, alors envahi de colère contre sa femme et pensant au divorce. Il lui propose de ne plus s’occuper de Luther et des indulgences, et lui demande de ne pas prendre de position publique en sa faveur.
Sibylle lui dit vouloir fréquenter ceux qui soutiennent Luther, et lui promet de ne faire aucune déclaration publique. Elle évoque un autre grand banquier en faveur de Luther.
Désorienté, Jacob dit que Luther est le diable qui divise l’Eglise. Pour Sibylle, le christianisme n’est pas un conformisme à l’air du temps. C’est une provocation à se mettre en dehors de ses certitudes pour en acquérir de plus riches, de plus vigoureuses. Elle lui révèle avoir acheté bcp d’indulgences pour lui donner un fils et se rend compte qu’elle n’est peut-être pour rien dans cette stérilité. Jacob se remet en question. Sibylle le rassure en disant qu’il leur a fallu 20 ans pour accepter l’incertitude de cette stérilité. Elle suggère alors d’adopter le neveu de Jacob, comme fils et successeur.
Les portes de l’avenir se rouvraient. Leur amour était le plus fort.
Lundi 7 novembre 2016 Et après ? Rome, église Santa Maria sopra Minerva
Cajétan ou Thomas de Vio, en grande discrétion, avait souhaité être enterré sous le perron de l’église, restant sous le grand manteau de l’ordre des dominicains.
Mort à Rome le 1 août 1534, il avait 65 ans. Cette année-là, il avait prononcé la sentence définitive de validité du mariage d’Henri VIII d’Angleterre avec Catherine d’Aragon. En refusant le divorce du roi, il avait ouvert le schisme anglican.
Pour mieux découvrir le sens de la Bible, il avait fait appel à des rabbins à la manière dont Luther avait fréquenté le grand hébraïsant Reuchlin. L’aurait-il enfin rencontré ce grand débat qu’il avait fui ? Lui qui, comme tous les médiévaux, était attaché à la lecture allégorique, il y avait renoncé pour s’attacher à la lecture littérale, la lecture juive par excellence, celle qui est lourde de la matérialité des faits.
Luther n’aurait-il pas eu plus souvent raison que tort et ce tort valait-il un schisme ? Membre de la commission des cardinaux chargée de suivre l’évolution de la réforme luthérienne, Cajétan fut plusieurs fois consulté à propos de négociations potentielles avec les luthériens. Il plaida pour une attitude conciliante, proposant le mariage des prêtres et la communion sous les deux espèces, déjà prévus dans le concile de Bâle, à laquelle les Luthériens tenaient et que Rome refusait N’était-ce pas une concession plus spectaculaire et suivie d’effets immédiats majeurs que celle de 1518, si spéculative, qui consistait à savoir si le pape pouvait absoudre les pécheurs du purgatoire ?
L’apport « catholique » au sens « universel » restait inaudible de la Rome des années 1520-1540, qui n’entendait que ceux qui lui obéissent d’abord quoiqu’ils disent. Cajétan commençait à l’entendre, préfigurant le Concile de Trente (1545-1563), dit concile de la « Contre-Réforme » qui prendra acte en profondeur de la parole des réformateurs.
Et Luther ?
En cette rupture, il puisa la force du lion. Devenu réformateur public, il hésita encore, lors de la grande dispute théologique de 1519, l’opposant au théologien Eck, à dire que les papes et les conciles peuvent se tromper. Mais pour lui, la conscience personnelle se fortifie dans la lecture de la Bible, passant au crible les références bibliques incertaines de ses contradicteurs qui veulent défendre la conception divine de la papauté. Le vrai chef de l’Eglise est le Christ. La papauté est humaine et non de droit divin. La cible première de sa colère est la curie, et ces infâmes « courtisans romains ».
Décembre 1518, il compare l’institution pontificale à l’Antichrist annoncé dans la Bible.
Pendant la seule année 1520, il publie tous ses grands écrits réformateurs, où il précise les réformes nécessaires et les responsabilités qui incombent aux autorités (Manifeste à la noblesse chrétienne de la nation allemande). En juin, la bulle Exsurge Domine, le sommant de se rétracter, détruit définitivement sa confiance en la personne du pape. Le 10 décembre, aux portes de Wittenberg, il met le feu au parchemin.
En octobre, dans son Traité de la liberté chrétienne, il affirme que le chrétien est l’homme le plus libre qui soit, et en même temps, serviteur de tous, il leur est assujetti. Son dernier ouvrage de cette année-là, le traité De la papauté de Rome apporte une conception forte de l’Eglise, conçue d’abord comme une réalité invisible, même s’il doit y avoir une Eglise visible avec des ministres qui, tous, sont au service de la Parole.
Il appelle tous les baptisés à juger des choses de la foi. D’où l’abolition de la distinction entre l’état ecclésiastique et l’état laïque. Avec le Prélude sur la captivité babylonienne de l’Eglise, Luther montre de quelles captivités, les sacrements sont victimes.
Ainsi :
* La pire captivité, à ses yeux, est de considérer la messe comme un sacrifice alors qu’elle est le testament de Jésus, promesse de pardon des péchés et de vie éternelle.
* L’Eucharistie, qu’il nomme Cène, est prisonnière du prêtre alors que le sacrement appartient à tous. Elle est victime de la doctrine tardive de la transsubstantiation, supposant des présupposés philosophiques inutiles et équivoques. Il préfère parler de présence réelle sous les apparences du pain et du vin.
* Le Baptême, sacrement majeur pour Luther, atteste de la fidélité de Dieu tout au long de la vie. Les autres sacrements sont inutiles, car dépourvus de promesse de pardon et ne correspondant pas à un signe de Jésus lui-même. C’est compléter l’œuvre de Dieu en se mettant à sa place.
La bulle d’excommunication Decet romanum pontificem paraît le 3 janvier 1521
Ainsi Luther écrit, le pape l’excommunie, Charles Quint, responsable de l’ordre public, convoque Luther qui refuse de se rétracter. Luther est mis au ban de l’Empire. Mais Frédérique le Sage organise une fausse attaque et fait enfermer son protégé au château le 4 mai 1521, sous une fausse identité « le chevalier Georges », qui reste relié à son réseau intellectuel. Puis il entreprend en un temps record, 11 semaines, de traduire le Nouveau Testament du grec à l’allemand. Ce qui demanderait actuellement une bonne dizaine d’années en mobilisant des équipes pluridisciplinaires. La traduction de l’AT dont il a une connaissance impressionnante suivra de qq années. Sa Bible complète en allemand paraîtra en 1534 et devient la Bible de référence.
En 1522, il reprend son activité de professeur et de prédicateur à Wittenberg, tout en assurant le rôle de chef de file de la Réformation. Toutefois les implications politiques sont si fréquentes qu’il est parfois entraîné dans des impasses, et même des désastres. Ainsi en 1524, la révolte des paysans, que Luther désavoue rappelant que, s’il est libre dans sa foi, l’être humain doit se soumettre au pouvoir temporel. La révolte est matée, son chef décapité en mai 1525.
Juin 1525, Luther se marie avec Katharina von Bora, religieuse sortie du couvent. Ils eurent six enfants. Leur maison reste ouverte aux étudiants accompagnés par Luther.
En 1529, les réformateurs suisses menés par Calvin et Zwingli se séparent des allemands sur la question de la présence réelle. En 1530 les allemands proposent à l’empereur une Confession considérée comme le texte fondateur du luthéranisme. Charles Quint la refuse, d’où la coalition des princes qui aboutit en 1555 à la Paix d’Augsbourg affirmant que les populations doivent adopter la religion de leur prince.
La paix ne reviendra qu’au terme de la guerre de Trente ans, en 1648.
Un siècle et demi de guerres … La violence a fait rage au sein du peuple de Dieu
Luther meurt le 18 février 1546, à 63 ans.
Sans ce Luther prophétique et obstiné, l’Eglise n’aurait-elle pas oublié qu’elle devait être dans le monde, et non à la manière du monde ?
Il aura déchaîné sa colère, mais il lui aura évité un autre reniement de Pierre.
Postface
Mai 2017, Anne Soupa songe à ce RV manqué, dialogue de sourds, malheur de n’avoir pu se comprendre. Même si la Réforme est née de l’affichage des 95 thèses, c’est dans le salon des Frugger que le processus d’exclusion de Luther est devenu irrémédiable.
A Augsbourg, le légat n’a pas pressenti que la conscience s’en prendrait à l’obéissance, l’individu à la société, que les Ecritures allaient ramener la papauté dans son enclos et que, contre les saints, le Christ allait revendiquer sa juste place.
En se battant devant le légat, Luther s’est battu pour la fidélité de l’Eglise à l’Evangile. Sans lui, qui aurait suscité la Contre-Réforme ? Comme l’a rappelé le pape François en ouvrant les commémorations du 500è anniversaire : « l’intention de Martin Luther était de renouveler l’Eglise, et non de la diviser »
Il est évident que les matières en débat en 1518 ne valaient pas un schisme Aujourd’hui, l’essentiel de ce qu’a soutenu Luther est réintégré par l’Eglise catholique comme son bien naturel : altérité de Dieu, autorité de la Bible, justification par la foi, respect de la conscience personnelle. La seule divergence profonde qui demeure concerne la nature de l’Eglise : pour manifester la royauté que le christ exerce en son sein, vaut-il mieux avoir un pape ou non ?
Aux yeux de la majorité des catholiques et des protestants, le clivage a perdu de son tranchant. Etape après étape, ils construisent une « Eglise de fait » insoucieuse de l’origine de ses membres. De sorte que ce 500è anniversaire de la Réforme soit-qui sait ?- le dernier, parce que demain, de schisme il n’y aura plus.