Atelier de Lectures Oecuménique du 23 novembre 2023
« CE QU’ELLES DISENT « de Miriam Toews (Éditions Buchet Chastel)
ouvrage présenté par Pierre Bécheret
Leur calvaire aura duré 4 ans : entre 2005 et 2009, plus d’une centaine de femmes et de jeunes filles d’une communauté mennonite ultra conservatrice de Bolivie ont été droguées et violées pendant leur sommeil par des hommes de leur entourage.
Ces agressions dans une colonie quasi autarcique de ce mouvement chrétien anabaptiste qui se veut pacifique depuis sa création au XVI siècle, ont donné lieu à un procès retentissant, au cours duquel 7 hommes de la congrégation ont été condamnés à 25 ans de prison.
L’ouvrage « CE QU’ELLES DISENT « revient sur ce fait divers. La romancière et essayiste canadienne Miriam Toews, élevée elle-même au sein de l’église mennonite dont elle a été excommuniée à l’âge de 20 ans, en a été horrifiée, mais pas surprise. ( déclaration au journal Le Monde du 11/10/2019.)
Communauté très isolée, régie par l’autoritarisme où la misogynie découle d’une interprétation fondamentaliste des écritures. Les femmes sont illettrées, et ne peuvent pas s’exprimer. Qui plus est, elles ne parlent pas la langue du pays où elles habitent.
L’écriture de ce livre n’est pas né d’emblée. Elle a pris forme au terme de nombreuses lectures d’articles, de journaux, de blogs. Elle s’est nourrie des échanges entre l’auteur et d’autres coreligionnaires. Les entretiens particuliers avec sa sœur aînée, Marjorie, victime d’abus semblables pendant son adolescence ont été déterminants. Le suicide de sa sœur, en proie à une longue dépression, en 2010, a mis un frein au projet. Malgré sa douleur, Miriam Toews a essayé de traduire par des mots sa tristesse, et sa révolte contre un univers mennonite qui met l’accent sur la honte, la culpabilité, et la discipline.
Deux personnages centraux du livre, ONA, l’une des femmes de la réunion et AUGUST, l’instituteur désigné pour consigner les discussions des révoltées ont été fortement inspirées par Marjorie, sœur décédée, et par le père de l’auteur, personnage doux et excentrique, professeur éduqué, et psychiquement conditionné.
Avant de poursuivre l’histoire de ce fait- divers qui porte la marque d’un arbitraire réducteur du comportement humain au point d’emprisonner les membres de ses communautés dans un réseau d’ exigences pseudo-religieuses qui ne laisse aucune place à l’individu, quelques mots sur la communauté de MOLOTSCHNA en Bolivie où se déroule ce roman se rattache au mouvement anabaptiste.
L’anabaptisme caractérise plusieurs mouvements religieux issus de la Réforme du 16ème siècle, et dont le Mennonisme constitue aujourd’hui la branche la plus influente avec plus de 800 000 membres. Il compte aujourd’hui des communautés réparties un peu partout sur la planète jusqu’en Ukraine, Russie, et aux Amériques. Il est apparu simultanément en Suisse, en Allemagne du sud, en Autriche ( Moravie ) et aux Pays-Bas ( millénaristes du royaume de Munster (1534-1535)) , quasiment en même temps que les grands réformateurs que sont Luther en Allemagne, Calvin en France et ZWINGLY en Suisse. Vous avez certainement tous été à un moment ou à un autre été interpellés sur le fonctionnement caricatural des communautés AMISCH en Amérique du Nord , lesquelles représentent une frange extrême conservatrice du mouvement mennonite. Ces communautés sont régulièrement associées aux scénarios d’un certain nombre de films ; je rappellerai « Witness » , tourné en 1985, l’un des plus connus dont le rôle principal est tenu par Harrisson FORD ( Palme d’Or d’honneur à Cannes en mai 2023 ) . Ce film donne une image positive de la communauté Amisch, insistant sur l’entraide des membres, la confiance et la solidarité.
Un commentaire sur l’éducation chrétienne des jeunes mennonites : elle met en valeur le RUMSPRINGA . Il est vécu par les jeunes entre 14 et 16 ans env. Il s’achève lorsque le jeune fait choix du baptême dans l’église AMISH qui correspond à un rite de passage. Les non-amish sont appelés « les Anglais ». Pendant cette période pré-catéchétique, les ados amish sont temporairement et partiellement déliés de leur église et de ses règles afin de découvrir le monde moderne.
Toutes ces communautés se distinguent par
- la pratique exclusive du baptême des adultes
- La condamnation du port d’armes
- Le refus de prêter serment
Les notions de non-violence, de développement d’une vie communautaire, d’attachement à la bible et à sa lecture littérale se rapportent à l’expression de foi de ses membres.
Menno SIMONS ( 1495 – 1561 ) a donné son nom au plus important des mouvements anabaptistes , le Mennonisme. Curé catholique, il a été sensibilisé par la cause de l’anabaptisme. Il a quitté l’église catholique, s’est fait rebaptiser. Il fut soucieux de donner à l’anabaptisme un caractère plus pacifique. Il ne put éviter le développement de controverses au sein du mouvement, liées à la pratique de l’excommunication et à la discipline ecclésiastique
Dans ce livre l’auteur s’est employé à ressentir « physiquement « la douleur et la peur des femmes imaginées. Elle a mis en scène deux clans familiaux de femmes conduits chacun par une aînée, chacune exerçant une autorité relative mais respectée sur leur descendance directe présente. Elles ont chacune sous leur coupe deux filles , ainsi qu’en 3ème génération une petite fille pour Greta LOEWEN, et une petite nièce pour Agata FRIESSEN. Les relations entre chacun des personnages des deux familles sont détaillées de façon très fine mais dont la violence témoigne de la gravité des blessures subies. Les agressions vécues finiront par les rapprocher. Mais aux débuts de leurs échanges, leurs réactions diffèrent violemment .
Le premier clan est plutôt favorable au départ, tandis que l’autre clan préfère rester et se battre.
Outre le narrateur, August EPP, apparaît de temps à autre Neitje, âgée de 16 ans , amie de la petite fille de Greta, ne communiquant que par le dessin : son viol a déclenché le suicide de sa mère ( pendaison) ; son mutisme traduit un refus de communication avec les hommes de la colonie ; son habillement bannit tout accoutrement féminin.
L’action se passe sur deux jours. Elle doit impérativement se conclure avant le retour des hommes poursuivis par la justice mais dont la détention devrait être levée par le versement d’une caution que la majorité des hommes de la colonie est allée verser à l’administration judiciaire.
Les femmes se cachent des hommes restés dans la colonie pour débattre et s’efforcer d’atteindre la prise d’une décision unanime.
« Tout » ce que nous voulons, c’est penser : c’est qu’on nous en reconnaisse le droit, ou pas . . . Il s’agit d’abolir un patriarcat qui considère les femmes comme des biens marchands.
Les thèmes abordés dans leurs échanges vont définir une priorité dans les prises de décision :
– Arriver à classer leurs émotions et réactions pour arriver à privilégier une conduite salutaire.
– Surmonter les peurs pour arriver à se délivrer d’une morale sectaire qui enferme les consciences dans un assujettissement total .
– Comment protéger leurs enfants des viols perpétrés avant le retour des hommes ?
Rester pour ne rien changer ? . . . ou rester pour se battre ? . . . ou partir, comment , avec qui , où . . . ? . . .
Le départ est-il la seule réponse possible pour garantir la sécurité pour leurs enfants, pour préserver leur foi en Dieu, pour se reconnaître une pensée légitime et respectée ?
Dieu permettrait-il au parent de l’enfant né du viol d’éprouver dans son cœur le fragment de haine suffisant pour survivre ?
La haine en petite quantité ne deviendrait-elle pas un ingrédient vital essentiel pour survivre ?
Existe-t-il dans la Bible un pardon à l’usage exclusif de Dieu ?
N’y-a-t-il pas une catégorie de pardon qui ne reviendrait qu’à Dieu ?
Comment transmettre aux enfants les valeurs spirituelles telles que le pacifisme, l’amour, le pardon ?
Qu’est-ce que le pardon s’il n’est pas sincère ?
Pour être pardonné par Dieu, il faut accorder son pardon aux hommes . . .
Comment pardonner à ses agresseurs , sachant qu’un refus de pardon expose à une exclusion de la colonie . . . et un renoncement au Paradis ?
Faire semblant de pardonner équivaut à mentir, et donc conduit en aggravant la faute, à susciter une punition plus terrible encore de Dieu
La liberté est-elle préférable à l’esclavage ?
Le pardon est-il préférable à la vengeance ?
Notre âme n’est-elle pas une manifestation de Dieu ?
Faut-il sauver son âme plutôt que d’obéir à Dieu ? Que faire de l’âme que Dieu nous a confiée ?
Les débats vont conduire le lecteur à la découverte d’une réflexion très profonde de ces femmes sans éducation, analphabète, assujetties à un statut esclavagiste dans une communauté gérée par les hommes, privée de toute ouverture sur le monde qui les entoure.
Elles vont découvrir que seuls la vie, la migration, le mouvement, la liberté comptent.
Protéger les enfants, c’est penser à leur sauvegarde . . . tout en préservant sa foi. C’est vivre dans le monde et ne pas s’en extraire, c’est ouvrir la porte à l’enseignement.
« C’est très simple dit ONA :
Elle lance quelques idées.
– Les hommes et les femmes prendront collectivement toutes les décisions qui concernent la colonie. Les femmes seront autorisées à penser. Les filles apprendront à lire et à écrire. Il devra avoir à l’école une carte du monde qui nous permettra de comprendre la place que nous y occupons. Les femmes de Molotschna créeront une religion nouvelle, inspirée de l’ancienne, mais centrée sur l’amour. . .
– MARICHE explose. Elle accuse ONA d’être une rêveuse. »
Galerie de portraits
L = Famille LOEWEN. ( Partir )
Agata
A suggéré au commencement de la réunion des femmes le lavement des pieds, chacune lavant les pieds de la personne sise à leur droite, geste symbolique illustrant le lien d’entre-aide.
Ce geste pose de la même façon que Jésus, la gravité du moment choisi et des orientations à prendre.
Dispose et conduit un attelage de 2 juments RUTH (borgne) et CHERYL, terrifiés par le Rottweiler de Dueck. Illustre son propos de l’histoire du Rottweiler et du raton-laveur.
Ona
Marginale dans la collectivité, vieille fille , enceinte, a la réputation d’avoir perdu sa crainte-moralité mennonite : putain, hystérique, fille du diable ainsi qualifiée par l’évêque PETERS de la communauté. Très lucide sur la situation des femmes dans la communauté.
Accusée de NARFA par les instances : (nervosité-dépression …) dort seule, sans mari
Est l’amie d’enfance d’August EPP, le secrétaire chroniqueur qu’elle invite à transcrire par écrit les échanges des deux clans chargés de réagir aux agressions des hommes sur leurs enfants
Salomé
Femme aux yeux sans cesse en mouvement, capables de donner une vie redoutable à toute la gamme des émotions qu’engendrent les innombrables injustices auxquelles elle est confrontée ;
Yeux semblables à des astéroïdes
A attaqué, armée d’une faux les agresseurs de sa benjamine MIEP âgée de 2 à 3 ans.
En permanent désaccord avec MEJAL, son alter-égo de l’autre clan, ce qui ne les empêchent pas de toujours faire front commun vis-à-vis de l’extérieur.
Mina
Sœur cadette de ONA et de SALOMÉ avait la réputation d’être toujours souriante : on l’appelait Mina Bonheur. A été retrouvée pendue après l’agression dont sa fille Neitge a été la victime. L’évêque PETERS a assimilé l’agression à :
1 un châtiment justifié de Dieu
2 Un débordement de son imagination : l’image de sa fille MINA retrouvée les poignets à vif par des cordes de balles de foin, le corps maculé de sang , de merde ne serait qu’un pur produit de son imagination.
Neitje
fille de Mina, la sœur décédée de Ona & Salomé, Neitje communique en dessinant sans arrêt.
Identifiée dans la communauté comme championne dans l’évaluation des quantités de substances ( farines, sucres, saindoux ) qu’un récipient peut contenir ( ce qui est très important en absence de toute balance électrique. . ).
Miep (petite fille)
Ne comprend pas pourquoi des parties de son corps lui font mal, ignorant qu’elle a contracté une maladie sexuellement transmissible ( refus par l’évêque PETERS de la communauté du traitement médical)
Nettie
Dessine. Agressée sexuellement par son frère jumeau JOHAN, a donné naissance d’un prématuré qui n’a pas survécu . A barbouillé les murs de sa chambre du sang du nouveau-né, puis n’a parlé qu’aux enfants de la colonie. Ne veut plus être une femme et a changé de prénom.
F = Famille FRIESEN. ( Rester et se battre )
Greta
L’aînée du clan, joue un rôle de modérateur.
Parce qu’elle a crié contre son agresseur qui tentait de la violer, ce dernier a voulu la faire taire en appuyant si fort sur sa mâchoire, que toutes ses dents, vieilles et fragiles ont été pulvérisées
Mariche (fille aînée de Greta)
Accumule tous les travers
A l’index de la main gauche raccourci. Forme avec son mari KLASS un couple dont les rapports traduisent toutes les difficultés relationnelles de la misogynie pratiquée dans la communauté.
Mejal ( fille puinée de Greta)
MEJAL et SALOMÉ sont en désaccord sur presque tout.
Fumeuse
Autje (fille de Mariche )
Le narrateur : August Epp
Homme efféminé, méprisé car incapable de labourer un champ et d’éviscérer un cochon. Il a appris l’anglais pendant une pauvre vie en Angleterre marquée par une profonde dépression
Il n’a ni frère ni sœur puisque, pour la raison qu’après sa naissance, « on a retiré son utérus à sa mère ! ». Ses parents ont été excommuniés de la communauté en raison d’un trop grande ressemblance physique de leur fils August avec l’évêque de la colonie PETERS. « Il était devenu pour toute la colonie , et en tout cas pour PETERS un symbole de honte, de violence, de péché inavoué, une preuve de l’échec de l’expérience mennonite «
A décroché son brevet d’instituteur pendant un séjour en prison. A réintégré la colonie après avoir été remis sur pied par une bibliothécaire de l’université, qui a compris les raisons de sa détresse et l’a persuadé de revenir dans la communauté mennonite où vivait toujours son amie d’enfance ONA. August n’a pas révélé à la bibliothécaire anglaise qu’il devrait, pour réintégrer la colonie et retrouver son amie ONA, demander à l’évêque PETERS de la communauté qui avait le même âge que sa mère, de pardonner les prétendus péchés de ses parents ( officiellement pour stockage et diffusion de livres d’art et photographies de tableaux ).
Il s’est rendu compte qu’il venait d’une partie du monde fondée pour être un monde en soi, séparé du reste de l’univers, un mode peuplé par des frères et sœurs qui veulent être perçus comme s’ils n’existaient pas
Janz la Balafrée
Partisane véhémente du « NE RIEN FAIRE « . Loyale membre de la colonie, rebouteuse en résidence, connue pour sa faculté à jauger les distances à l’œil nu.
A expliqué que, dans la colonie, elle avait tout ce qu’elle voulait ; < il lui suffisait de se convaincre qu’elle n’avait pas besoin de grand-chose. >
Interrogations philosophiques et sociales
Quitter la colonie = Renoncer au ciel
< Les femmes de la colonie, violées pas les hommes pendant un sommeil provoqué par un analgésique utilisé pour endormir le bétail de la ferme, n’avaient pas besoin de soutien psychologique, en raison même de leur inconscience au moment des faits >. Ainsi en ont décidé les anciens et l’évêque de la colonie.
Un pardon consenti de force est-il vraiment un pardon ? expulsion de la femme qui n’accepte pas de pardonner . . .
Se rebeller contre les hommes, c’est commettre un péché car c’est trahir la promesse faite de non-violence.
Pourquoi accorder notre pardon aux hommes de Molotschna, aux agresseurs en particulier , au lieu de nous faire justice en usant de représailles ?
Et comment vivre notre pardon aux hommes s’il est exigé par l’évêque pour ne pas risquer de pécher contre Dieu et pour éviter l’excommunication et l’exil ?
Comment le Seigneur ferait-il pour trouver toutes les femmes si elles ne sont plus à, MOLOTSCHNA ,
Que vaut un pardon, s’il n’est pas sincère ?
Existe-t-il une catégorie de pardons qui n’appartiennent qu’à Dieu ?
Si le monde nous est totalement étranger, peut-il nous corrompre ?
Sommes-nous libres parce que nous ignorons que nous sommes en prison ?
Comment vivre avec la certitude de ne plus jamais revoir nos êtres chers, nos maris, nos frères, les hommes ?
Perdre sa crainte, est-ce perdre son sens moral et vivre en démon ?
Qu’est-ce que j’aimerais le mieux vivre si je me savais sur le point de mourir ? Si j’avais la certitude d’une vie assurée sur un délai donné (un mois . . . six mois. . . deux ans . . . ), pour quelle période j’opterai ?
Sans patrie où revenir, nous revenons à notre foi. La foi est notre patrie !
( Great is Thy faithfulness !. . . )
L’hymne dans ma tête, mon esprit, mes pensées, mon intellect, ma maison, mes funérailles . . . Mais pas ma mort !